a parlé des Madelonnettes… Gare, quand le père va rentrer!..
– Allons au-devant de lui.
Tout doucement nous ouvrons la porte de la rue, et nous nous glissons le long des maisons vers l'avenue. Nous n'osons pas aller jusqu'au bout populeux, plein de gamins et de cabarets. Mais nous voyons très bien, au loin, passer, à de longs intervalles, les omnibus jaunes. Enfin, de l'un d'eux, le père descend, de l'impériale, sans que la voiture s'arrête, – ce qui nous fait toujours si peur, – et nous courons à sa rencontre.
Je suis un peu troublée. C'est peut-être stupide, ce que j'ai écrit: mon père va avoir une déception… Il me saura gré de l'effort, mais il vaudrait mieux, tout de même, que ce fût bien.
Je n'ai pas le temps d'hésiter… Nous revenons pendues chacune à un de ses bras.
– Père, je t'apporte quelque chose…
– Quoi donc?
– De la copie!..
– Ah! Enfin!.. C'est gentil d'avoir pensé à faire plaisir à ton vieux papa. Donne, donne…
Et le voilà qui s'arrête et déploie mes feuillets. Le cœur me bat; je guette anxieusement son impression, tandis qu'il lit… Je suis vite rassurée… Sa figure s'éclaire. Il est enchanté:
– On dirait du Henri Heine! Je devinais bien, moi, que tu avais le don.
Et il presse le pas pour aller porter la bonne nouvelle, pendant que nous ébauchons derrière son clos une gigue discrète, en narguant peut-être bien d'un pied de nez la punition de Damoclès, qui ne tombera pas.
En effet, lorsqu'il se heurte à la bourrasque, c'est lui qui gronde, contre son habitude, et, tout à son plaisir, il ne veut pas même entendre le récit de nos méfaits.
D'une fenêtre du premier, je regarde dans la rue. C'est un vilain jour d'automne, où tout est noyé de pluie; cependant il y a une éclaircie, un pâle rayon de soleil m'a donné l'envie d'ouvrir et de me pencher au dehors. Personne ne passe; le fossé, en face, semble un ruisseau, et, au delà, dans le jardin des fous, les branches mouillées s'égouttent sur les allées désertes.
Quelqu'un marche pourtant, au loin, venant de l'avenue de Neuilly: un homme, qui s'avance lentement et d'une allure singulière. Il longe le fossé et, sur le trottoir, qui de ce côté-là n'est pas pavé, pétrit la boue jaune sous ses pieds. Un chien marche devant l'homme, un assez grand chien à longs poils et horriblement crotté. Il va, le nez sur une piste, la queue basse, frangée de boue et frôlant le sol… Pourquoi l'homme marchait-il si près de ce chien, qui n'avait pas l'air d'être son chien?
Tout à coup, la distance diminuant, je reconnus le promeneur: c'était Charles Baudelaire.
Il venait chez nous, certainement, mais quelle idée avait-il? Que lui avait fait ce vulgaire toutou, qui ne le voyait même pas?
Je crus comprendre que Baudelaire cherchait à lui marcher sur la queue, non pas dans une méchante intention, mais, sans doute, pour jouir de la surprise et de la frayeur de l'animal, pour voir ce qu'il ferait.
Il le vit!..
Le promeneur ayant réussi à presser, du bout de son pied, la pointe de la queue du chien, celui-ci poussa un hurlement de peur, mais aussitôt il se retourna et se jeta sur l'homme, qui tomba en pleine boue jaune! Par bonheur, les représailles ne furent pas poussées plus loin: le chien détala, retournant vers l'avenue.
J'avais retenu un cri, au moment de la chute; mais je m'étais en même temps rejetée en arrière, ayant le sentiment que le poète, si correct, si soucieux de l'harmonie, serait très vexé d'être vu en cette posture. Cependant, s'il s'était fait mal?..
Je regardai, sans me montrer. Baudelaire s'était relevé; il examinait, d'un air perplexe, ses mains souillées et son paletot, dont tout un côté disparaissait sous un enduit jaune. Qu'allait-il faire? S'en retourner? Il hésita quelques instants, puis il traversa la rue et vint résolument vers la maison. Vite, je refermai sans bruit la fenêtre, pour courir en bas et ne rien perdre de ce qu'il dirait.
Dès l'escalier j'entendis les exclamations de Marianne, stupéfaite de voir M. Baudelaire dans un pareil état.
– Monsieur est au moins tombé du haut de l'omnibus!
– Non, ma fille, pas de si haut. Aidez-moi à me rendre présentable, répondit-il en baissant la voix.
Il ôta ses gants de chamois gris et son paletot boueux, puis entra dans la cuisine, pour qu'on lui essuyât le bas de son pantalon.
Je pus me glisser, sans être vue, dans la salle à manger, où mon père s'était attardé, après le déjeuner, à lire son journal en fumant, parce qu'il faisait là plus chaud qu'ailleurs.
Baudelaire parut bientôt, parfaitement correct, une cravate en soie cerise nouée mollement sous son col qui lui dégageait le cou.
– Je viens d'être renversé et terrassé par un chien que je ne connais pas, dit-il, j'étais effroyable à voir; mais votre chambrière alsacienne m'a gentiment remis à neuf.
– Un chien!.. un chien enragé … peut-être! s'écria mon père, très effrayé. Il t'a mordu?
– Non, non, rassure-toi…
– C'est heureux, car j'allais faire allumer des braises, rougir des fers, et te cautériser, de force, jusqu'à l'os.
– Merci!.. Quelques fers à repasser suffiront, pour cautériser mon paletot.
– Mais quelles raisons ce chien avait-il de t'en vouloir? Les animaux sont logiques et n'agissent pas sans raisons, comme les bipèdes. Avais-tu escaladé les clôtures confiées à sa garde, pour enlever quelque bourgeoise?
– Cet animal était dans son droit: je l'avais offensé, en lui marchant sur la queue, exprès… Mais je suis très humilié, parlons d'autre chose.
Décidément, je ne saurai jamais pour quelle raison ce grand poète s'était acharné à jouer un mauvais tour à ce pauvre chien des rues. Peut-être ne le savait-il pas lui-même; ou seulement avait-il cherché à se ménager une entrée originale, en racontant son aventure: il aimait beaucoup n'être pas ordinaire et causer de l'étonnement.
Je savais de lui plusieurs histoires assez remarquables. Banville racontait, entre autres, qu'il avait un jour rencontré Baudelaire dans la rue; celui-ci, après quelques instants de causerie, s'était interrompu pour lui poser cette question:
– Ne trouveriez-vous pas agréable, cher ami, de prendre un bain, en ma compagnie?
– Comment donc! s'écria Banville sans vouloir paraître surpris le moins du monde, j'allais vous le proposer.
Et il entra, résolument, dans le premier établissement qui se présenta, en demandant une chambre à deux baignoires.
Quand ils furent tous deux immergés dans l'eau tiède, Baudelaire, de son air le plus doucereusement perfide, dit à Banville:
– Maintenant que vous êtes sans défense, mon cher confrère, je vais vous lire une tragédie en cinq actes!..
J'avais surpris, aussi, le récit d'une autre anecdote, pas trop convenable, dont je ne pouvais m'empêcher de rire, chaque fois que j'y repensais.
Baudelaire, dans une tenue de parfait gentleman, entrait chez un pharmacien, le saluait, et, du ton le plus poli, lui disait:
– Monsieur l'apothicaire, voulez-vous avoir l'obligeance de m'administrer un clystère?..
On ne dit pas comment était accueillie cette singulière exigence, ni si le client était servi. Baudelaire affirmait que les apothicaires, même sous le nom de pharmaciens de 1re classe, étaient tenus d'obéir à cette injonction, que c'était une des charges de leur état, et que, ce que lui en faisait, se dévouant au ridicule, c'était surtout pour ne pas laisser tomber en désuétude une servitude ancienne et bienfaisante!
– Un nouveau livre d'Edgar Poë, qui vient de paraître!.. un livre pour toi, car c'est de la cosmogonie