Gautier Judith

Le second rang du collier


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était la science la plus utile à connaître, celle par où il fallait commencer, il décida que c'était l'astronomie.

      Alors, lui, le forçat de la «copie», lui qui détestait par-dessus tout écrire, même la plus courte lettre, il se mit à rédiger, chaque jour, une petite leçon, où il résumait, de la façon la plus claire, les premiers principes de la mécanique céleste. Cela faisait, de sa fine écriture, quinze à vingt lignes, sur une feuille de papier à lettre. Il développait, de vive voix, la leçon, que nous devions apprendre par cœur. De Paris, il nous apportait des images coloriées, enchâssées dans du papier noir, et transparentes. On y voyait le système solaire, les planètes et leurs satellites, Saturne avec ses anneaux, la lune et les éclipses. Cela nous intéressa énormément, à tel point même que, pour ma part, je trouvai bientôt la leçon trop courte, et j'en réclamai de plus longues, avec cette violence qui m'avait valu naguère le surnom d'Ouragan. Je voulais toute l'astronomie, tout de suite, et non pas miette à miette, comme cela, et jour à jour.

      «Épilepsie – Catalepsie», avait coutume de dire mon père, pour définir mon caractère d'alors, qui me faisait tantôt exaltée et enthousiaste, tantôt morne, indifférente et dédaigneuse: il m'incitait, charitablement, à choisir un terme entre ces deux extrêmes. Mais je lui répondais que c'était là une idée digne d'un classique, et qu'un romantique comme lui savait bien que rien n'est plus bourgeois que le juste milieu.

      Cette fois, il favorisa «l'épilepsie», en me livrant les meilleurs et les plus récents ouvrages sur l'astronomie.

      Ce fut une vraie passion qu'il éveilla en moi. Il n'était plus question que de cela; je travaillais du matin au soir; les livres les plus arides, les plus obscurs ne me rebutaient pas, je m'acharnais à les comprendre, et bientôt je fus singulièrement renseignée sur les choses du ciel.

      Mon père me fit alors cadeau d'un télescope, ce qui faillit me rendre folle de joie. C'était un bon instrument, qui permettait de voir les taches du soleil, les anneaux de Saturne, les satellites des planètes et les montagnes de la lune. Il était enfermé dans une boîte noire qui ressemblait assez à un cercueil d'enfant.

      La nuit, à l'heure du lever des planètes, quand tout dormait dans la maison, je sortais de mon lit, et, avec mille précautions pour ne rien faire craquer, je descendais l'escalier. Dans le salon, je cherchais à tâtons le télescope, dont je connaissais bien la place, et j'empoignais la boîte très lourde que je pouvais à peine porter. C'était toujours la porte-fenêtre de la salle à manger qui, en grinçant, me trahissait: les volets, qu'il fallait pousser avec force, avaient, en s'ouvrant, une sorte de miaulement très particulier, que je ne pouvais éviter.

      Aussi à peine avais-je monté le télescope sur son pied de cuivre, au bord de la terrasse, le seul endroit d'où l'on vit bien le ciel, que ma mère apparaissait, en chemise de nuit, une bougie à la main, dans le cadre de la porte.

      – Qu'est-ce que tu fais là?..

      – Je note la position des satellites de Jupiter.

      – C'est une jolie heure pour réveiller les gens et courir la pretentaine!

      – Est-ce ma faute si les étoiles ne brillent pas en plein midi?

      – Tout cela est bel et bon, mais tu vas aller les voir dans ton lit.

      Et il fallait remettre le télescope dans sa boîte noire, sans avoir vu Jupiter…

      Dès le matin, quand nous dormons encore, retentissent dans la maison des déclamations bizarres et d'extraordinaires chansons.

      C'est le père, qui, toujours levé bien avant les autres, charme sa solitude, et essaie aussi, sans en avoir l'air, de tirer les paresseux de leur sommeil.

      Il s'ennuie tout seul, et surtout il a faim. Pourtant il professe le plus profond mépris pour ce que l'on appelle «le petit déjeuner»: il veut le grand, tout de suite. Après douze ou quatorze heures de jeûne, son appétit réclame autre chose que ces fallacieuses tisanes que l'on vous apporte au lit, comme à des malades, avec quelques minces feuilles de mie de pain beurrées. Il lui faut des nourritures autrement substantielles: le large bifteck, épais de trois doigts, et le copieux macaroni. Mais il lui est impossible d'obtenir ces choses avant dix heures: personne n'est prêt, la cuisinière ne peut pas arriver, elle prétend que les fournisseurs n'ouvrent pas leurs boutiques assez tôt.

      Alors il chante, pour tromper sa faim.

      Son répertoire est des plus variés et des plus étranges, et on ne sait pas d'où il lui vient; sauf pour quelques fragments des romances de Monpou, populaires pendant la jeunesse des romantiques, et quelques couplets de vaudeville, remarquables par leur bêtise, on ne retrouve pas les origines. D'ailleurs, cela n'est jamais complet: il n'a retenu que la phrase la plus baroque, le couplet le plus niais. Il a la voix juste, – n'en déplaise à la légende, – sans beaucoup de timbre, mais il sait l'enfler et la rendre tonitruante, quand on n'a pas l'air de vouloir s'éveiller.

      On entend ce fragment, dit de l'accent traînard spécial aux pauvresses qui chantent dans les cours:

      Otons nos bas, mettons-nous presque nue:

      C'est pour ma mère, il me respectera…

      Une complainte d'assassin succède, sans transition:

      A l'Abbaye de Monte-à-r'gret,

      Du Paradis l'on est tout près…

      Ou bien, c'est une mélodie caverneuse des plus énigmatiques:

      Léonore avait un amant

      Qui lui disait: «Ma chère enfant,

      J'éclaterai comme une bombe!

      Je ressemble aux bénédictins,

      Qui s'en vont tous les matins

      Creuser leur tombe…

      Je crois que ce morceau faisait partie d'un opéra qu'il avait voulu composer, paroles et musique, pour le théâtre qu'il avait construit lorsqu'il était adolescent.

      Quand le temps menaçait, il redisait, à n'en plus finir, cette incantation de berger qu'il avait entendu chanter autrefois par une vieille fileuse, à Maupertuis, où il allait passer les vacances:

      Pleut, pleut, mouille, mouille…

      C'est le temps de la grenouille:

      La grenouille a fait son nid

      Dans l'étable à nos brebis;

      Nos brebis en sont malades

      Nos moutons en sont guéris…

      D'autres fois, c'était ce pseudo-cantique, qui le ravissait:

      Tout le monde pue

      Comme une charogne,

      N'y-a, n'y-a, n'y-a que mon Jésus

      Qui ait l'odeur bogne!..

      il prononçait «bogne», au lieu de «bonne», à cause de la rime.

      Quand il avait assez de chanter, il déclamait. Ceci entre autres:

      J'aime les bottes à l'écuyère

      Et les pantalons de tricot…,

      Et les romans de Walter Scott,

      Il faut en avoir deux paires!..

      Enfin l'on descendait à table. Le macaroni quotidien tordait dans le plat ses anneaux dorés de beurre et grumelés de parmesan; le juteux faux-filet saignait sur le persil, tout frais cueilli au jardin. Le lion affamé se calmait.

      Il aimait que l'on fût gai au déjeuner, que l'on y vînt avec des visages souriants, des mines reposées et bienveillantes. Rien ne le tourmentait comme de découvrir un pli de maussaderie ou de préoccupation sur les figures, et il fallait lui expliquer longuement les motifs d'ennui ou d'inquiétude, pour qu'il pût les détruire au plus vite, si c'était possible. Quand l'air grognon persistait, il arrangeait les bouteilles sur la table, y appuyant un journal pour se faire un paravent et ne pas voir.

      On