pas au contact de la relique. Alors le comte l'interrogeait, en récitant l'alphabet, à n'en plus finir.
On nous conduisait aussi quelquefois dans des soirées, pour lesquelles Mlle Huet nous empanachait de plumes jaunes. C'était dans le quartier du Temple, chez d'obscurs bourgeois, dont les logis étroits contenaient avec peine les invités, en toilettes prétentieuses; le sirop de groseille alternait avec le sirop d'orgeat, tandis que de vieilles demoiselles, professeurs de musique, chantaient des romances sentimentales.
Le comte d'Ourch paraissait quelquefois à ces fêtes. C'était alors une effervescence émue, la musique cessait et, à notre grand ennui, on recommençait à interroger les tables.
L'hiver s'écoulait, calme, et assez monotone pour nous.
Gil Blas de Santillane était descendu des hauteurs de l'armoire à glace; il avait pris en grande amitié don Pierrot et le débarbouillait consciencieusement en promenant sa langue râpeuse sur la longue fourrure couleur de neige. Le bengali de la belle Virginie sautillait sans relâche en pépiant, et les nombreux canaris de la volière – qu'une amie avait donné à garder et ne reprenait plus – s'égosillaient à qui mieux mieux et emplissaient l'appartement de roulades stridentes. Cela égayait un peu le silence, et l'ennui lourd des devoirs à faire.
Très occupé, mon père était entraîné au dehors par des amis et des collègues, nous ne le voyions guère; Mlle Huet, d'ailleurs, nous tenait le plus possible à l'écart des réunions et des visites dont il ne nous arrivait plus que de confuses rumeurs à travers les portes. Elle avait imaginé de nous conduire au catéchisme, où nous somnolions sous le flux de sévères conférences. Il fallait en faire des résumés, cependant; mais Mlle Huet, très ferrée, quoique juive, sur l'histoire religieuse chrétienne, les rédigeait entièrement, ce qui nous valait, à chaque concours, de glorieux cachets d'argent et d'or, dont nous n'étions pas fières du tout.
Les nouvelles de Nice, qui avaient d'abord été joyeuses et agréables, devenaient depuis quelque temps assez inquiétantes.
Mon père ne nous communiquait plus les lettres que ma mère lui écrivait. Il nous disait seulement qu'elle se portait bien et nous embrassait, en nous recommandant de ne pas tracasser le chat et ne pas faire peur aux oiseaux. De son côté, Honorine paraissait soucieuse et ne soufflait mot des nouvelles qu'elle recevait de sa mère et de sa sœur.
Un jour, l'adresse de ma mère, à Nice, changea. Le ménage, là-bas, était disloqué.
Que s'était-il passé? rivalité d'artistes?.. incompatibilité d'humeur?.. la vivacité méridionale et la violence italienne, avaient-elles amené un choc?..
Jamais nous n'avons su exactement ce qui était arrivé. Jusqu'au retour de ma mère, Honorine continua à nous diriger et à s'occuper du ménage; elle déménagea quelques jours avant l'arrivée, emporta Gil Blas de Santillane et le bengali, puis reprit l'habitude de venir le matin, pour s'en retourner le soir.
Seulement, entre elle et ma mère on sentait la situation tendue. Elles s'évitaient le plus possible, ne se parlaient pas, sans laisser échapper des mots aigres, des allusions rancuneuses; et la contrainte résignée de l'institutrice se traduisait pour nous en exigences plus aiguës et en sévérité plus solennelle.
II
Théophile Gautier adorait les voyages, mais il détestait, ou croyait détester la campagne.
– La villégiature qui me plairait le plus, répétait-il souvent, ce serait un entresol sur le boulevard des Italiens.
Cependant un projet imprévu prit naissance à la maison, un certain printemps, et devint le sujet de toutes les conversations: il était question de déménager, de quitter la rue de la Grange-Batelière, où nous habitions depuis plusieurs années, d'abandonner même Paris, et d'aller s'installer aux environs.
Cette idée avait été suggérée à mon père, insinuée plutôt, et presque imposée, par les directeurs du Moniteur Universel, journal officiel de l'Empire.
Elle fut d'abord accueillie sans enthousiasme, mon père ne se laissa pas convaincre facilement; mais les deux amis qui avaient résolu de le décider revenaient sans cesse a la charge.
Le journal officiel était alors pourvu d'une organisation singulière. Il avait deux directeurs. Non pas deux collaborateurs qui unissaient leurs travaux et se partageaient la besogne, mais deux maîtres successifs, indépendants l'un de l'autre. Ils régnaient chacun quinze jours par mois; quand l'un prenait possession du journal, l'autre n'y paraissait plus; et, comme les deux autocrates étaient de tempéraments très contraires, ils passaient le temps de leur toute-puissance à défaire chacun ce qu'avait fait le prédécesseur. Un de ces directeurs était Paul Dalloz; jeune, élégant, poli et pâle, avec la moustache soyeuse, de courts favoris et des cheveux noirs coquettement bouclés au fer, il avait la voix douce et le regard voilé sous de longs cils.
Son plus grand titre de gloire était exposé dans son cabinet directorial: reliés en vert, les nombreux in-folios du répertoire de jurisprudence de son père, Désiré Dalloz.
L'autre chef du Moniteur s'appelait Turgan. Trapu, nerveux, brutal, mal embouché, tout l'opposé enfin du dandy qu'était Paul Dalloz. Turgan avait étudié la médecine et affectait les allures et le parler d'un carabin; il était très autoritaire, violent et vaniteux, mais bon garçon tout de même.
Paul Dalloz avait un très somptueux appartement dans l'hôtel du Moniteur, 13, quai Voltaire; mais, sa quinzaine directoriale terminée, il devait le céder à Turgan. Sa véritable résidence était située dans le parc de Neuilly: une maison charmante, au milieu d'un beau jardin.
Pour ne se laisser surpasser en rien par son collègue, peut-être, Turgan avait installé, lui aussi, sa famille à Neuilly, du côté de Longchamp. Or, ces deux êtres, qui ne s'entendaient jamais sur rien, étaient parfaitement d'accord sur ce point: décider Théophile Gautier à venir, comme eux, habiter Neuilly.
Mais mon père ne se laissait pas persuader, malgré tous les avantages qu'on lui vantait: le voisinage du bois de Boulogne, les charmes de la rivière, la vie à meilleur compte, l'air pur, l'impression de la vraie campagne à vingt minutes à peine de Paris: Dalloz les mettait juste à parcourir la distance du parc de Neuilly au quai Voltaire, et cela sans forcer l'allure de son cheval, et Turgan affirmait que lui faisait la route en moins de temps encore.
– Mes chers amis, répondait mon père entre deux bouffées de cigare, ce séjour enchanteur peut l'être, en effet, pour des particuliers cossus, tels que vous, qui ont chevaux à l'écurie, voiture en la remise et cocher à portée de la voix. Sauter du perron de la villa dans un tilbury, toucher du bout du fouet la croupe soyeuse d'un pur sang, et, vingt minutes après, jeter élégamment les rênes au valet, pour gravir l'escalier de pierre du Moniteur, cela est faisable; mais pour un simple galapiat de lettres, – l'étymologie de galapiat semble bien être: Gaulois à pied, – c'est une autre affaire. Il faudra me soumettre au bon plaisir de l'omnibus, attendre au bord du trottoir, les pattes dans la crotte, son passage, et subir les cinquante-cinq minutes réglementaires de trimbalage, et encore s'il ne passe pas complet, auquel cas je piétinerai sous la pluie et le vent à n'en plus finir!
Là-dessus, les deux directeurs l'accablaient de reproches affectueux: comment pouvait-il s'imaginer, qu'étant ses voisins, ils le laisseraient aller en omnibus, tandis qu'ils iraient en voiture?..
– Je viendrai vous chercher chaque jour, cher maître, disait Dalloz, et je vous ramènerai.
– Me prends-tu pour un pignouf? clamait Turgan; me crois-tu capable de te laisser patauger et attraper des rhumes de cerveau, pendant que j'aurai les pieds au sec dans une bonne guimbarde?.. D'abord tu n'auras pas besoin de venir tant que ça au Moniteur: nous irons cueillir ta copie chez toi, et on te dépêchera des larbins, qui t'apporteront les épreuves et attendront, pour nous les rapporter corrigées.
Mon père hochait la tête, très peu convaincu de la réalisation de toutes ces belles promesses; mais il était forcé de reconnaître qu'habiter une petite maison à soi avait un certain charme; que l'absence de voisins, et surtout l'abolition