surprenant encore, c'est que vous soyez ici, vous, à l'insu de tous; ici, chez vos implacables ennemis, et vêtu à la mode d'il y a trois cents ans!..
L'EMPEREUR
Il est heureux que ce vice-roi du Sud, dont j'ai pris la place, soit de ma taille… Que peut-il penser de cette aventure, dans le navire où on me le garde prisonnier? Que se figure-t-il, hein?..
PUITS-DES-BOIS
Tout, plutôt que la vérité.
L'EMPEREUR
S'il s'échappait pourtant, serais-je assez perdu?
PUITS-DES-BOIS
Mon cœur est comme pris dans un étau… Ne l'êtes-vous pas, de toutes façons, perdu?..
L'EMPEREUR
Tais-toi. Après tout, qu'est-ce que j'ai donc à risquer, moi? Ma vie? A l'ombre de ce trône, dont on m'écarte, n'est-elle pas une interminable agonie? Ah! de quel poids m'écrasent les heures lentes qui tombent!.. Qui dira l'horreur de cette stagnation molle, de cette solitude oisive? Oh! la rage qui dévaste l'âme, quand on est le Maître, et que l'on n'a aucun pouvoir!.. Si je trouve ici la mort, je serai encore heureux mille fois d'être venu! Toute ma triste existence antérieure ne vaut pas ces quelques jours de fuite et de voyage, l'ivresse de m'être échappé, d'avoir rompu, pour un temps, toute cette trame grise et soyeuse qui m'emprisonnait. Oh! agir! Agir au soleil, agir comme un homme, entreprendre une action téméraire qui, si je meurs, au moins, restera pour honorer ma mémoire!
PUITS-DES-BOIS
Vous êtes grand, vous êtes noble, vous êtes intrépide; mais moi, qui ne suis rien, j'ai le droit de trembler!..
L'EMPEREUR
C'est toi, pourtant, qui as éveillé mon esprit, qui l'as tiré de sa torpeur mortelle; c'est toi qui m'as insufflé la volonté et la force. N'as-tu pas approuvé mon projet? N'as-tu pas trouvé noble, et digne d'un sage, le rêve dont je m'enivrais?
PUITS-DES-BOIS, s'agenouillant auprès de l'Empereur.
J'ai crié d'enthousiasme, j'ai pleuré d'émotion, quand j'ai compris votre sublime pensée… Mais c'est un rêve impossible et, vouloir le réaliser, est une folie, généreuse autant que vaine! J'ai peur pour vous, Sire, mon bien-aimé maître, j'ai peur!..
L'EMPEREUR
Peur de quoi?.. Jusqu'à ce jour, tout ce que j'avais imaginé ne s'est-il pas accompli comme par enchantement?
PUITS-DES-BOIS
Jusqu'à ce jour, oui, je ne dis pas non!
L'EMPEREUR
Ma sortie du palais, qui semblait si périlleuse: aucun obstacle!.. Toi, mon cher ministre, dans ton palanquin officiel, moi à tes côtés sous le costume de ton secrétaire! Je souriais, t'en souviens-tu? comme un écolier qui prend la clef des champs; j'avais l'air trop joyeux, cela te faisait peur… Et lui, ton pauvre petit secrétaire, ton élève, presque ton fils, consentant à prendre ma place, dans mon lit aux soies funèbres, au fond de ma chambre sépulcrale, grillée, murée, remurée, où l'on étouffe à respirer des parfums trop suaves!.. Si j'en réchappe, que pourrai-je bien faire pour reconnaître ce dévouement prodigieux: s'être substitué au martyr que j'étais, être entré dans la momie d'un Empereur de Chine!
PUITS-DES-BOIS
Ce rôle, saura-t-il le tenir?
L'EMPEREUR
Ah! c'est un rôle aisé, que celui de souverain, dans ma triste chambre close: dormir, lire ou méditer; se garder de rien faire de plus… J'ai employé l'arme dont on se sert si souvent contre moi: on m'accuse d'être malade, quand je ne le suis pas; cette fois je prétends l'être, qui osera ne pas le croire?
PUITS-DES-BOIS
Et le médecin, qui soigne ce faux empereur, êtes-vous sûr au moins de sa fidélité?
L'EMPEREUR
Mon médecin? quel intérêt aurait-il à trahir? Il croit à quelque expédition galante et je lui ai promis une province si mon absence n'est pas découverte. Il veille sur son malade et interdit sévèrement à quiconque de l'approcher.
PUITS-DES-BOIS
C'est admirable!..
L'EMPEREUR
Même dans ma ville de Pékin, qui donc risquait de me reconnaître, puisque aucun de mes sujets n'a jamais aperçu mon visage… Ah! cela rend la fuite aisée, d'être un empereur invisible!.. Et une fois sur le vaisseau, frété par tes soins, te rappelles-tu, quelle ivresse de s'envoler dans l'espace, légers comme les nuages de fumée que déroulait notre course!..
PUITS-DES-BOIS
C'est vrai, l'enlèvement du vice-roi et de ses compagnons était un point plus dangereux encore, mais nos matelots s'en sont tirés comme à miracle! Les immortels sont avec vous, Majesté!
L'EMPEREUR
Pauvre petit vice-roi! Et l'escorte qui venait à sa rencontre, ne l'ayant jamais vu non plus, rien d'aussi simple que d'être pris pour lui. Je te dis, Puits-des-Bois, tout cela ne pouvait qu'être d'une facilité enfantine!
PUITS-DES-BOIS
Sire, vous auriez composé des romans d'aventure mieux encore que l'illustre Lo-Kouan-Tson.
L'EMPEREUR
Que veux-tu! on ne m'a laissé que deux choses dans ma solitude magnifique: l'amour et l'opium. L'opium exalte l'imagination, et j'ai eu tout le loisir d'échafauder des projets.
PUITS-DES-BOIS
Moi, je construis l'avenir dans des écrits, prophétiques peut-être, mais je laisse aux générations prochaines le soin d'accomplir l'œuvre. Tandis que vous, c'est votre propre sang que vous offrez en sacrifice, pour fléchir la haine invincible. Les immortels se pencheront vers vous, comme vers leur égal; mais ceux-là mêmes que vous voulez combler de vos bienfaits, vous serez déchiré par eux!
L'EMPEREUR
Qui sait! La haine souvent cède à l'amour…
PUITS-DES-BOIS
Pas celle-là, pas cette haine séculaire, que rien n'a pu amollir et qui, pendant ces trois cents ans, n'a pas connu même une faiblesse amoureuse: jamais un Tartare ne s'est uni à une Chinoise, jamais un Chinois n'a aimé une femme tartare et, voyez, depuis trois ans, que, par un décret, vous avez autorisé les mariages entre les deux races, personne n'a usé de la permission.
L'EMPEREUR
Si! Il y a eu un mariage…
PUITS-DES-BOIS
Un mariage! Un de vos courtisans pour vous plaire a épousé la fille d'un de vos ministres, et rappelez-vous de combien de faveurs vous avez dû payer un acte aussi méritoire.
L'EMPEREUR
Toi, pourtant, tu es Chinois et je veux croire que tu m'aimes un peu.
PUITS-DES-BOIS
Pour moi seul, vous avez laissé rayonner la lumière de votre âme, et j'ai d'ailleurs rejeté tous les préjugés qui entravent la vie: je vous aime et je vous admire.
L'EMPEREUR
Eh bien! c'est déjà ma récompense…
PUITS-DES-BOIS
On vient par là! Prenons garde…
SCÈNE V
De légers palanquins, portés chacun par deux hommes, s'arrêtent devant le pavillon. Deux intendants les accompagnent et montent l'escalier.
PUITS-DES-BOIS
Des eunuques qui, sans doute, viennent chercher les filles d'honneur.
L'EMPEREUR
Je croyais qu'il était interdit d'employer des eunuques, hors de mon palais de Pékin.
PUITS-DES-BOIS
On se permet tout, dans le palais de Nang-King.
Ils