VI
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE, bas à Lotus-d'Or.
Ces seigneurs sont là encore.
LOTUS-D'OR
Ils ont grand air.
LA PERLE
Ils nous regardent à la dérobée.
CINNAMOME
Feignons de ne pas les voir.
L'EUNUQUE
L'Impératrice va sortir de son palais. Vous bavarderez demain.
TRANQUILLE-ÉLÉGANCE
Si nous sommes en retard, c'est ta faute.
LA PERLE
Il fallait nous prévenir plus tôt.
L'EUNUQUE
Vite, vite; la dernière veille va sonner…
Elles montent dans les palanquins, qui s'éloignent à la file, précédés et suivis d'un eunuque.
SCÈNE VII
PUITS-DES-BOIS
Elles sont gentilles.
L'EMPEREUR
Et si gracieusement vêtues! Cela me donne à regretter que mes ancêtres conquérants aient imposé au peuple le costume tartare. Ces vêtements chinois sont tellement plus jolis!
PUITS-DES-BOIS
Ils rendent la femme plus souple et plus fine.
L'EMPEREUR
Est-ce que dans la ville tous les habitants ont repris la mode antique?
PUITS-DES-BOIS
Dans leurs maisons, c'est très probable; en public, dans les rues, ils dissimulent encore.
L'EMPEREUR
Le vice-roi, que j'entretiens ici, ne doit rien ignorer de tout cela; comment ne sommes-nous pas mieux avertis?
PUITS-DES-BOIS
Votre vice-roi, Sire, n'est pas un Tartare, mais un Chinois, autant dire qu'il fait cause commune avec les rebelles. Cependant à Pékin, en dehors de votre palais d'éternel silence, on sait à peu près ce qui se passe. Tandis que vous rêvez la paix définitive, on prépare la guerre.
L'EMPEREUR
Hélas!..
On entend sonner, alternativement, la trompe, le claquebois et le gong, frappant chaque fois cinq coups. Bientôt les sonneurs passent, lentement.
PUITS-DES-BOIS
La cinquième veille.
L'EMPEREUR
Faut-il rentrer?
PUITS-DES-BOIS
Pas encore. L'Impératrice va se rendre au temple de ses ancêtres, cela nous donne du temps.
L'EMPEREUR
L'Impératrice!.. Dans quelques instants je la verrai! L'image que je m'en suis faite sera détruite par la figure réelle… Ah! elle ne se doute guère, cette femme, pour qui je dois être l'épouvantail suprême, elle ne se doute pas que, depuis des mois, elle emplit toutes mes pensées, qu'elle seule hante mes veillées solitaires. Oh! si elle savait que l'Empereur-fantôme, séquestré là-bas dans le palais de Pékin, écrivait chaque nuit des poèmes en son honneur…
PUITS-DES-BOIS
On la dit belle et charmante; mais ce sont, peut-être, paroles de courtisans.
L'EMPEREUR
Si elle ne l'est pas, mon sacrifice n'en deviendra que plus méritoire…
PUITS-DES-BOIS
Oh!.. Venez là, c'est elle! Elle traverse les jardins et, comme il n'y a personne, son palanquin est grand ouvert.
L'EMPEREUR
Ah! (A travers les buissons en fleurs il regarde ardemment. On entend la musique d'une marche.) Mais je la reconnais, ami, cette femme!.. belle et touchante, majestueuse et fragile, fleur rare, fleur impériale… Ami, que penses-tu de ce présage: elle est telle, absolument, que je l'avais vue, reflétée dans le miroir des songes…
PUITS-DES-BOIS
Les regards du dragon traversent l'espace.
L'EMPEREUR regagne le banc, appuyé sur Puits-des-Bois, et s'y laisse tomber, presque défaillant.
Vois comme l'émotion brise mes forces…
PUITS-DES-BOIS
Vous êtes comme la lyre sacrée dont les cordes frémissent au moindre souffle.
SCÈNE VIII
PREMIÈRE FEMME, qui veut reprendre le volant.
Sire, prenez garde de trop vous échauffer.
L'ENFANT
Non, non, donne! Je veux jouer encore!
DEUXIÈME FEMME, s'approchant respectueusement de l'Empereur tartare.
Seigneur, il n'est pas convenable de demeurer en la présence de Sa Majesté, notre jeune Empereur.
L'EMPEREUR
C'est lui!..
Le volant du petit Empereur de Nang-King vient tomber sur les genoux du grand Empereur, qui le prend entre ses doigts.
L'ENFANT, à la deuxième femme.
Laisse-le assis là, je le veux. Tu vois bien qu'il est malade! (A l'Empereur.) Pourquoi es-tu si pâle? Tu t'es fait mal?
L'EMPEREUR
Non… Sire… C'est une émotion qui m'a fait pâlir.
L'ENFANT
Laquelle?
L'EMPEREUR
Celle de vous voir, peut-être.
L'ENFANT
C'est pour rire… Trouves-tu que je joue bien au volant?
L'EMPEREUR
Avec une grâce infinie.
L'ENFANT
Tout à l'heure, pendant la cérémonie, il va falloir se tenir bien tranquille; alors je me remue beaucoup, pour avoir de la patience après… Tu comprends?
L'EMPEREUR, lui tendant le volant.
Voulez-vous continuer le jeu?
L'ENFANT
Non, garde-le. Tu le donneras, de ma part, à ton fils.
L'EMPEREUR
Je n'ai pas de fils.
L'ENFANT
Oh! que c'est triste! Eh bien! garde-le tout de même, en souvenir d'un enfant qui, lui, n'a plus de père…
L'EMPEREUR
Merci! (Détachant un bijou de sa ceinture.) Prenez, en échange, ce bijou, en mémoire d'un homme dont le plus grand désir serait de vous avoir pour fils…
L'ENFANT
Oh! merci!..
PREMIÈRE FEMME
Venez, Sire, il est temps.
L'ENFANT
C'est un petit dragon, un dragon impérial, je le connais mal… Mais comment l'avais-tu sur toi? Tu n'as pas le droit de le porter?.. Sois tranquille, je ne dirai rien. Au revoir!..
L'EMPEREUR
Au revoir!..
L'enfant