Guy de Maupassant

Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 04


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idée, capitaine.»

      Les lieutenants Otto et Fritz, polis comme auprès des femmes du monde, intimidaient un peu leurs voisines; mais le baron de Kelweingstein, lâché dans son vice, rayonnait, lançait des mots grivois, semblait en feu avec sa couronne de cheveux rouges. Il galantisait en français du Rhin, et ses compliments de taverne, expectorés par le trou des deux dents brisées, arrivaient aux filles au milieu d'une mitraille de salive.

      Elles ne comprenaient rien, du reste, et leur intelligence ne sembla s'éveiller que lorsqu'il cracha des paroles obscènes, des expressions crues, estropiées par son accent. Alors, toutes ensemble, elles commencèrent à rire comme des folles, tombant sur le ventre de leurs voisins, répétant les termes que le baron se mit alors à défigurer à plaisir pour leur faire dire des ordures. Elles en vomissaient à volonté, saoules aux premières bouteilles de vin, et, redevenant elles, ouvrant la porte aux habitudes, elles embrassaient les moustaches de droite et celles de gauche, pinçaient les bras, poussaient des cris furieux, buvaient dans tous les verres, chantaient des couplets français et des bouts de chansons allemandes appris dans leurs rapports quotidiens avec l'ennemi.

      Bientôt les hommes eux-mêmes, grisés par cette chair de femme étalée sous leur nez et sous leurs mains, s'affolèrent, hurlant, brisant la vaisselle, tandis que, derrière leur dos, des soldats impassibles les servaient.

      Le commandant seul gardait de la retenue.

      Mademoiselle Fifi avait pris Rachel sur ses genoux, et, s'animant à froid, tantôt il embrassait follement les frisons d'ébène de son cou, humant par le mince intervalle entre la robe et la peau la douce chaleur de son corps et tout le fumet de sa personne; tantôt, à travers l'étoffe, il la pinçait avec fureur, la faisant crier, saisi d'une férocité rageuse, travaillé par son besoin de ravage. Souvent aussi, la tenant à pleins bras, l'étreignant comme pour la mêler à lui, il appuyait longuement ses lèvres sur la bouche fraîche de la juive, la baisait à perdre haleine; mais soudain il la mordit si profondément qu'une traînée de sang descendit sur le menton de la jeune fille et coula dans son corsage.

      Encore une fois, elle le regarda bien en face, et, lavant la plaie, murmura: «Ça se paye, cela.» Il se mit à rire, d'un rire dur. «Je payerai,» dit-il.

      On arrivait au dessert; on versait du champagne. Le commandant se leva, et du même ton qu'il aurait pris pour porter la santé de l'impératrice Augusta, il but:

      «A nos dames!» Et une série de toasts commença, des toasts d'une galanterie de soudards et de pochards, mêlés de plaisanteries obscènes, rendues plus brutales encore par l'ignorance de la langue.

      Ils se levaient l'un après l'autre, cherchant de l'esprit, s'efforçant d'être drôles; et les femmes, ivres à tomber, les yeux vagues, les lèvres pâteuses, applaudissaient chaque fois éperdument.

      Le capitaine, voulant sans doute rendre à l'orgie un air galant, leva encore une fois son verre et prononça: «A nos victoires sur les cœurs!»

      Alors le lieutenant Otto, espèce d'ours de la forêt Noire, se dressa, enflammé, saturé de boissons. Et envahi brusquement de patriotisme alcoolique, il cria: «A nos victoires sur la France!»

      Toutes grises qu'elles étaient, les femmes se turent et Rachel, frissonnante, se retourna: «Tu sais, j'en connais, des Français, devant qui tu ne dirais pas ça.»

      Mais le petit marquis, la tenant toujours sur ses genoux se mit à rire, rendu très gai par le vin: «Ah! ah! ah! je n'en ai jamais vu, moi. Sitôt que nous paraissons, ils foutent le camp!»

      La fille, exaspérée, lui cria dans la figure: «Tu mens, salaud!»

      Durant une seconde, il fixa sur elle ses yeux clairs, comme il les fixait sur les tableaux dont il crevait la toile à coups de revolver, puis il se remit à rire: «Ah! oui, parlons-en, la belle! serions-nous ici, s'ils étaient braves?» Et il s'animait: «Nous sommes leurs maîtres! à nous la France!»

      Elle quitta ses genoux d'une secousse et retomba sur sa chaise. Il se leva, tendit son verre jusqu'au milieu de la table et répéta: «A nous la France et les Français, les bois, les champs et les maisons de France!»

      Les autres, tout à fait saouls, secoués soudain par un enthousiasme militaire, un enthousiasme de brutes, saisirent leurs verres en vociférant: «Vive la Prusse!» et les vidèrent d'un seul trait.

      Les filles ne protestaient point, réduites au silence et prises de peur. Rachel elle-même se taisait, impuissante à répondre.

      Alors, le petit marquis posa sur la tête de la juive sa coupe de champagne emplie à nouveau: «A nous aussi, cria-t-il, toutes les femmes de France!»

      Elle se leva si vite, que le cristal, culbuté, vida, comme pour un baptême, le vin jaune dans ses cheveux noirs, et il tomba, se brisant à terre. Les lèvres tremblantes, elle bravait du regard l'officier qui riait toujours, et elle balbutia, d'une voix étranglée de colère: «Ça, ça, ça n'est pas vrai, par exemple, vous n'aurez pas les femmes de France.»

      Il s'assit pour rire à son aise, et, cherchant l'accent parisien: «Elle est pien ponne, pien ponne, qu'est-ce alors que tu viens faire ici, pétite?»

      Interdite, elle se tut d'abord, comprenant mal dans son trouble, puis, dès qu'elle eut bien saisi ce qu'il disait, elle lui jeta, indignée et véhémente: «Moi! moi! Je ne suis pas une femme, moi, je suis une putain; c'est bien tout ce qu'il faut à des Prussiens.»

      Elle n'avait point fini qu'il la giflait à toute volée; mais comme il levait encore une fois la main, affolée de rage, elle saisit sur la table un petit couteau de dessert à lame d'argent, et, si brusquement qu'on ne vit rien d'abord, elle le lui piqua droit dans le cou, juste au creux où la poitrine commence.

      Un mot qu'il prononçait fut coupé dans sa gorge, et il resta béant, avec un regard effroyable.

      Tous poussèrent un rugissement et se levèrent en tumulte; mais ayant jeté sa chaise dans les jambes du lieutenant Otto, qui s'écroula tout au long, elle courut à la fenêtre, l'ouvrit avant qu'on eût pu l'atteindre, et s'élança dans la nuit, sous la pluie qui tombait toujours.

      En deux minutes, Mademoiselle Fifi fut morte. Alors Fritz et Otto dégainèrent et voulurent massacrer les femmes qui se traînaient à leurs genoux. Le major, non sans peine, empêcha cette boucherie, fit enfermer dans une chambre, sous la garde de deux hommes, les quatre filles éperdues; puis, comme s'il eût disposé ses soldats pour un combat, il organisa la poursuite de la fugitive, bien certain de la reprendre.

      Cinquante hommes, fouettés de menaces, furent lancés dans le parc. Deux cents autres fouillèrent les bois et toutes les maisons de la vallée.

      La table, desservie en un instant, servait maintenant de lit mortuaire, et les quatre officiers, rigides, dégrisés, avec la face dure des hommes de guerre en fonctions, restaient debout près des fenêtres, sondaient la nuit.

      L'averse torrentielle continuait. Un clapotis continu emplissait les ténèbres, un flottant murmure d'eau qui tombe et d'eau qui coule, d'eau qui dégoutte et d'eau qui rejaillit.

      Soudain un coup de feu retentit, puis un autre très loin, et, pendant quatre heures, on entendit ainsi de temps en temps des détonations proches ou lointaines et des cris de ralliement, des mots étranges lancés comme appel par des voix gutturales.

      Au matin, tout le monde rentra. Deux soldats avaient été tués et trois autres blessés par leurs camarades dans l'ardeur de la chasse et l'effarement de cette poursuite nocturne.

      On n'avait pas retrouvé Rachel.

      Alors les habitants furent terrorisés, les demeures bouleversées, toute la contrée parcourue, battue, retournée. La juive ne semblait pas avoir laissé une seule trace de son passage.

      Le général, prévenu, ordonna d'étouffer l'affaire, pour ne point donner de mauvais exemple dans l'armée, et il frappa d'une peine disciplinaire le commandant, qui punit ses inférieurs. Le général avait dit: «On ne fait pas la guerre