Guy de Maupassant

Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 04


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éternellement voulu de quelque faute irréparable.

      «Un honnête homme ne donnerait pas volontiers la main à un forçat libéré, n'est-ce pas, ce forçat fût-il son fils? M. et Mme Fontanelle considéraient leur fille comme ils eussent fait d'un fils sortant du bagne.

      «Elle était jolie et pâle, grande, mince, distinguée. Elle m'aurait beaucoup plu, monsieur, sans cette affaire.

      «Or, quand nous avons eu un nouveau sous-préfet, voici maintenant dix-huit mois, il amena avec lui son secrétaire particulier, un drôle de garçon qui avait mené la vie dans le quartier Latin, paraît-il.

      «Il vit Mlle Fontanelle et en devint amoureux. On lui dit tout. Il se contenta de répondre: «Bah, c'est justement là une garantie pour l'avenir. J'aime mieux que ce soit avant qu'après. Avec cette femme-là, je dormirai tranquille.»

      «Il fit sa cour, la demanda en mariage et l'épousa. Alors, ayant du toupet, il fit des visites de noce comme si de rien n'était. Quelques personnes les rendirent, d'autres s'abstinrent. Enfin, on commençait à oublier et elle prenait place dans le monde.

      «Il faut vous dire qu'elle adorait son mari comme un dieu. Songez qu'il lui avait rendu l'honneur, qu'il l'avait fait rentrer dans la loi commune, qu'il avait bravé, forcé l'opinion, affronté les outrages, accompli, en somme, un acte de courage que bien peu d'hommes accompliraient. Elle avait donc pour lui une passion exaltée et ombrageuse.

      «Elle devint enceinte, et, quand on apprit sa grossesse, les personnes les plus chatouilleuses lui ouvrirent leur porte, comme si elle eût été définitivement purifiée par la maternité. C'est drôle, mais c'est comme ça...

      «Tout allait donc pour le mieux, quand nous avons eu, l'autre jour, la fête patronale du pays. Le préfet, entouré de son état-major et des autorités, présidait le concours des orphéons, et il venait de prononcer son discours, lorsque commença la distribution des médailles que son secrétaire particulier, Paul Hamot, remettait à chaque titulaire.

      «Vous savez que dans ces affaires-là il y a toujours des jalousies et des rivalités qui font perdre la mesure aux gens.

      «Toutes les dames de la ville étaient là, sur l'estrade.

      «A son tour s'avança le chef de musique du bourg de Mormillon. Sa troupe n'avait qu'une médaille de deuxième classe. On ne peut pas en donner de première classe à tout le monde, n'est-ce pas?

      «Quand le secrétaire particulier lui remit son emblème, voilà que cet homme le lui jette à la figure en criant: «Tu peux la garder pour Baptiste, ta médaille. Tu lui en dois même une de première classe aussi bien qu'à moi.»

      «Il y avait là un tas de peuple qui se mit à rire. Le peuple n'est pas charitable ni délicat, et tous les yeux se sont tournés vers cette pauvre dame.

      «Oh, monsieur, avez-vous jamais vu une femme devenir folle? — Non. — Eh bien, nous avons assisté à ce spectacle-là! Elle se leva et retomba sur son siège trois fois de suite, comme si elle eût voulu se sauver et compris qu'elle ne pourrait traverser toute cette foule qui l'entourait.

      «Une voix, quelque part, dans le public, cria encore: «Ohé, madame Baptiste!» Alors une grande rumeur eut lieu faite de gaietés et d'indignations.

      «C'était une houle, un tumulte; toutes les têtes remuaient. On se répétait le mot; on se haussait pour voir la figure que faisait cette malheureuse; des maris enlevaient leurs femmes dans leurs bras afin de la leur montrer; des gens demandaient: «Laquelle, celle en bleu?» Les gamins poussaient des cris de coq; de grands rires éclataient de place en place.

      «Elle ne remuait plus, éperdue, sur son fauteuil d'apparat, comme si elle eût été placée en montre pour l'assemblée. Elle ne pouvait ni disparaître, ni bouger, ni dissimuler son visage. Ses paupières clignotaient précipitamment comme si une grande lumière lui eût brûlé les yeux, et elle soufflait à la façon d'un cheval qui monte une côte.

      «Ça fendait le cœur de la voir.

      «M. Hamot avait saisi à la gorge ce grossier personnage, et ils se roulaient par terre au milieu d'un tumulte effroyable.

      «La cérémonie fut interrompue.

      «Une heure après, au moment où les Hamot rentraient chez eux, la jeune femme, qui n'avait pas prononcé un seul mot depuis l'insulte, mais qui tremblait comme si tous ses nerfs eussent été mis en danse par un ressort, enjamba tout à coup le parapet du pont sans que son mari ait eu le temps de la retenir, et se jeta dans la rivière.

      «L'eau est profonde sous les arches. On fut deux heures avant de parvenir à la repêcher. Elle était morte, naturellement.»

      Le conteur se tut. Puis il ajouta: «C'est peut-être ce qu'elle avait de mieux à faire dans sa position. Il y a des choses qu'on n'efface pas.

      «Vous saisissez maintenant pourquoi le clergé a refusé la porte de l'église. Oh! si l'enterrement avait été religieux, toute la ville serait venue. Mais vous comprenez que le suicide s'ajoutant à l'autre histoire, les familles se sont abstenues; et puis, il est bien difficile, ici, de suivre un enterrement sans prêtres.»

      Nous franchissions la porte du cimetière. Et j'attendis, très ému, qu'on eût descendu la bière dans la fosse pour m'approcher du pauvre garçon qui sanglotait et lui serrer énergiquement la main.

      Il me regarda avec surprise à travers ses larmes, puis prononça: «Merci, monsieur.» Et je ne regrettai pas d'avoir suivi ce convoi.

       Madame Baptiste a paru dans le Gil-Blas du mardi 28 novembre 1882, sous la signature: Maufrigneuse.

      LA ROUILLE

      Il n'avait eu, toute sa vie, qu'une inapaisable passion: la chasse. Il chassait tous les jours, du matin au soir, avec un emportement furieux. Il chassait hiver comme été, au printemps comme à l'automne, au marais, quand les règlements interdisaient la plaine et les bois; il chassait au tiré, à courre, au chien d'arrêt, au chien courant, à l'affût, au miroir, au furet. Il ne parlait que de chasse, rêvait chasse, répétait sans cesse: «Doit-on être malheureux quand on n'aime pas la chasse!»

      Il avait maintenant cinquante ans sonnés, se portait bien, restait vert, bien que chauve, un peu gros, mais vigoureux; et il portait tout le dessous de la moustache rasé pour bien découvrir les lèvres et garder libre le tour de la bouche, afin de pouvoir sonner du cor plus facilement.

      On ne le désignait dans la contrée que par son petit nom: M. Hector. Il s'appelait le baron Hector Gontran de Coutelier.

      Il habitait, au milieu des bois, un petit manoir, dont il avait hérité, et, bien qu'il connût toute la noblesse du département et rencontrât tous ses représentants mâles dans les rendez-vous de chasse, il ne fréquentait assidûment qu'une famille: les Courville, des voisins aimables, alliés à sa race depuis des siècles.

      Dans cette maison il était choyé, aimé, dorloté, et il disait: «Si je n'étais pas chasseur, je voudrais ne point vous quitter.» M. de Courville était son ami et son camarade depuis l'enfance. Gentilhomme agriculteur, il vivait tranquille avec sa femme, sa fille et son gendre, M. de Darnetot, qui ne faisait rien, sous prétexte d'études historiques.

      Le baron de Coutelier allait souvent dîner chez ses amis, surtout pour leur raconter ses coups de fusil. Il avait de longues histoires de chiens et de furets dont il parlait comme de personnages marquants qu'il aurait beaucoup connus. Il dévoilait leurs pensées, leurs intentions, les analysait, les expliquait: «Quand Médor a vu que le râle le faisait courir ainsi, il s'est dit: «Attends, mon gaillard, nous allons rire.» Alors, en me faisant signe de la tête d'aller me placer au coin du champ de trèfle, il s'est mis à quêter de biais, à grand bruit, en remuant les herbes pour pousser le gibier dans l'angle où il ne pourrait plus échapper. Tout est arrivé comme il l'avait prévu; le râle, tout d'un coup, s'est trouvé sur la lisière. Impossible d'aller plus loin sans se découvrir.