des choses. Au contraire, il sera lui-même le premier sacrifice qu'il apportera. L'homme héroïque méprise son bien-être et son mal-être, ses vertus et ses vices, il dédaigne de mesurer les choses à sa propre mesure; il n'espère plus rien de lui-même et de toutes choses, il veut voir le fond sans espérance. Sa force réside en l'oubli de soi et, s'il pense à lui-même, il mesure l'espace qui le sépare de son but élevé et il lui semble voir derrière lui et autour de lui un amas chétif de scories.
Les penseurs anciens cherchaient de toute leur force le bonheur et la vérité; et jamais personne ne doit trouver ce qu'il doit chercher, dit un mauvais principe de la nature. Mais celui qui cherche le mensonge en toutes choses et qui volontairement se joint au malheur, celui-là se prépare peut-être un autre miracle de déception: quelque chose d'inexprimable s'approche de lui, quelque chose dont le bonheur et la vérité ne sont que des copies idolâtres, la terre perd sa pesanteur, les événements et les puissances du monde prennent l'aspect d'un songe, il y a autour de lui comme la transfiguration d'un soir d'été. Celui qui sait voir est dans la situation d'un homme qui s'éveille et qui voit encore flotter autour de lui les nuées d'un rêve. Celles-là aussi finiront par se disperser. Alors ce sera le jour.
5
Mais j'ai promis de montrer, d'après les expériences que j'ai faites, Schopenhauer éducateur, il ne suffit donc pas qu'avec des expressions imparfaites, je peigne cet homme idéal qui agit en Schopenhauer et autour de lui, en quelque sorte comme son idée platonicienne. Il me reste à dire ce qu'il y a de plus difficile, comment, en partant de cet idéal, on peut conquérir un nouveau cercle de devoirs, et comment on peut se mettre en communication avec un but aussi transcendant par une activité régulière, bref à démontrer encore que cet idéal est éducateur. Autrement on pourrait croire qu'il n'est pas autre chose qu'une conception du bonheur, une conception même enivrante, résultat de quelques rares moments, mais qui nous abandonne aussitôt pour nous livrer à un déplaisir d'autant plus profond. Ce qu'il y a de certain c'est que c'est ainsi que commencent nos rapports avec cet idéal, avec des contrastes soudains de lumière et d'obscurité, d'ivresse et de dégoût et qu'une expérience se renouvelle pour nous qui est vieille comme l'idéal lui-même. Mais nous ne devons pas longtemps rester à la porte, car bientôt nous en franchirons le seuil. Il importe donc de poser une question sérieuse et précise. Est-il possible de rapprocher ce but si infiniment élevé, de façon à ce qu'il nous éduque pendant qu'il nous élève? Il ne faut pas que la grande parole de Gœthe s'accomplisse à nos dépens. Gœthe a dit: «L'homme est né pour une condition limitée; il est capable de comprendre des desseins simples, proches et déterminés; mais, dès qu'il trouve de l'espace en face de lui, il ne sait plus ce qu'il veut et ce qu'il doit et il est tout à fait indifférent qu'il soit distrait par la quantité des objets ou qu'il soit mis hors de lui par l'élévation et la dignité de ceux-ci. C'est toujours un malheur pour lui d'être poussé à aspirer à quelque chose qui est incompatible avec une activité personnelle et régulière.»
On peut employer ces arguments avec une certaine apparence de justesse, précisément contre l'homme de Schopenhauer. Sa dignité et son élévation ne peuvent que nous mettre hors de nous-mêmes et par là nous éloignent de nouveau de toute communauté avec ceux qui agissent. Le lien qui unit les devoirs, le courant de la vie disparaissent. Peut-être l'un ou l'autre s'habituera-t-il à s'éloigner de mauvaise grâce et à vivre suivant une double direction, ce qui veut dire qu'il sera en contradiction avec lui-même, qu'il hésitera ça et là, ce qui le rendra tous les jours plus faible et plus stérile. Un autre renoncera peut-être par principe à agir encore et à peine voudra-t-il encore être spectateur, quand d'autres agissent. Il y a toujours danger, lorsque l'on rend la tâche trop difficile pour l'homme et lorsqu'il n'est pas capable de remplir des devoirs; les natures les plus fortes peuvent être ainsi détruites, les plus faibles, qui sont les plus nombreuses, tombent dans une paresse contemplative et leur paresse finit par leur faire perdre le goût de la contemplation.
En face de pareilles objections je ne veux concéder qu'une seule chose. Notre tâche ne fait que commencer ici et d'après ma propre expérience je ne vois et ne sais qu'une seule chose, qu'il est possible, en partant de cette image idéale, de nous charger d'une chaîne de devoirs qui sont à notre portée, et quelques uns d'entre nous sentent déjà le poids de cette chaîne. Mais, pour pouvoir exprimer délibérément la formule, par quoi je voudrais résumer ce nouvel ordre de devoirs, il faut que je présente tout d'abord les considérations préalables qui vont suivre.
Les hommes d'esprit plus profond ont, de tous temps, eu pitié des animaux, précisément parce qu'ils souffrent de la vie et parce qu'ils n'ont pas la force de tourner contre eux-mêmes l'aiguillon de la vie et de donner à leur existence une signification métaphysique; on est toujours profondément révolté de voir souffrir sans raison. C'est pourquoi, en un endroit de la terre, naquit la supposition que les âmes des hommes chargés de fautes seraient passées sur les corps de ces animaux et que la souffrance sans raison, révoltante à première vue, prendrait, devant la justice éternelle, le sens, la signification de punition et d'expiation. C'est, à vrai dire, une lourde punition de vivre ainsi sous une forme animale, avec la faim et les désirs, et de ne pouvoir se rendre compte de ce que signifie cette vie. L'on ne saurait imaginer sort plus douloureux que celui de la bête fauve, chassée à travers le désert par le supplice qui la ronge, rarement satisfaite, alors que l'assouvissement devient une souffrance dans la lutte meurtrière avec d'autres animaux, ou dans l'asservissement et les envies répugnantes. Tenir à la vie aveuglément et follement, sans attendre une récompense, sans savoir que l'on est puni et pourquoi l'on est ainsi puni, mais aspirer précisément à cette punition comme à un bonheur, avec toute la bêtise d'un épouvantable désir, – c'est là ce qui s'appelle être animal, et si toute la nature se presse autour de l'homme, elle donne par là à entendre qu'il lui est nécessaire pour qu'elle puisse se racheter de la malédiction qu'est la vie animale et qu'enfin, par l'homme, l'existence se met en face d'un miroir au fond duquel la vie n'apparaît plus sans signification, mais prend toute son importance métaphysique. Mais qu'on y réfléchisse bien: où cesse l'animal, où commence l'homme? Où commence cet homme qui seul importe à la nature? Aussi longtemps que quelqu'un aspire à la vie comme il aspire à un bonheur, il n'a pas encore élevé le regard au-dessus de l'horizon animal, si ce n'est qu'il veut avec plus de conscience ce que l'animal cherche aveuglément. Mais il en est ainsi de nous, durant la plus grande partie de la vie: nous ne sortons généralement pas de l'animalité, nous sommes nous-mêmes les animaux dont la souffrance semble être sans signification.
Il y a cependant des moments où nous comprenons tout cela. Alors les images se déchirent et nous nous apercevons qu'avec toute la nature nous nous pressons autour de l'homme comme autour de quelque chose qui s'élève bien au-dessus de nous. Dans cette clarté soudaine, nous regardons en frissonnant autour de nous et derrière nous et nous voyons courir les fauves raffinés et nous sommes au milieu d'eux. La prodigieuse mobilité des hommes sur le vaste désert de la terre; leur hâte à fonder des villes et des Etats, à faire la guerre, à se réunir sans cesse pour de nouveau se séparer; leur tendance à s'imiter les uns les autres, à se duper et à se fouler aux pieds; leurs cris dans la détresse et leurs hurlements de joie dans la victoire – tout cela n'est qu'une continuation de l'animalité. Il en est comme si l'homme était soumis intentionnellement à un phénomène de régression et frustré de ses dispositions métaphysiques, comme si la nature, après avoir longtemps aspiré à créer l'homme, s'était soudain reculée de lui avec effroi et qu'elle ait préféré retourner à l'inconscient de l'instinct. Elle avait besoin de suivre la vie de la connaissance et elle a peur de la connaissance qu'il lui eût fallu. C'est pourquoi la flamme vacille, inquiète, comme si elle était effrayée devant elle-même et elle saisit mille choses avant de saisir ce pour quoi la nature a précisément besoin de la connaissance. Nous nous en apercevons tous dans certains moments, où nous ne faisons les plus longs préparatifs de notre vie que pour finir nos tâches véritables; où nous voudrions cacher notre tête n'importe où, pourvu que notre conscience aux cent yeux ne puisse nous saisir; où nous abandonnons notre cœur en hâte à l'Etat, au gain lucratif, à la société, à la science, simplement pour que ce cœur ne soit plus en notre possession; où nous nous abandonnons nous-mêmes aveuglément à la dure tâche quotidienne