but de toute culture. Il y a là un état d'endurcissement qui équivaut, par sa valeur, à cette vertu fière d'elle-même, habituelle et froide, qui est ce qu'il y a de plus éloigné et qui éloigne le plus de la sainteté véritable. La nature de Schopenhauer était double. Condition singulière et particulièrement dangereuse! Peu de penseurs ont ressenti, dans une pareille mesure et avec une certitude incomparable, que le génie habitait en eux. Le génie de Schopenhauer lui permettait ce qu'il y a de plus haut et qu'il n'y aurait pas de sillon plus profond que celui que le soc de sa charrue graverait dans le sol de la nouvelle humanité. C'est ainsi qu'une moitié de son être, rassasiée et pleine, restait sans désirs, certaine de sa force; c'est ainsi qu'il accomplissait sa tâche avec grandeur et dignité, dans sa perfection victorieuse. Dans l'autre moitié de son être s'agitait un désir impétueux; nous comprenons son désir en apprenant qu'il se détourna avec un regard douloureux du grand fondateur de la Trappe, Rancé, en s'écriant: «C'est affaire de la grâce.» Car le génie aspire profondément à la sainteté, parce que du haut de son observatoire il a vu plus loin et plus clairement que tout autre homme; plus profondément, jusqu'à la réconciliation de l'Etre et du Connaître; plus loin jusqu'au royaume de la paix et de la négation du vouloir, au delà, jusqu'à l'autre rive dont parlent les Hindous. Mais c'est là précisément ce qu'il y a de merveilleux: combien la nature de Schopenhauer a dû être incompréhensible et indestructible, si ce désir même n'a pas pu la détruire, mais ne l'a pas non plus endurcie! Ce que cela signifie, chacun le comprendra dans la mesure où il peut se juger lui-même; mais dans toute sa gravité personne ne sera en mesure de le comprendre.
Plus on réfléchit aux trois dangers que je viens de décrire, plus il semblera étrange que Schopenhauer ait pu s'en défendre avec une telle vigueur et qu'il ait pu sortir de la lutte dans un tel état de santé. A vrai dire, il conserva des cicatrices et des blessures ouvertes et un état d'esprit qui paraîtra un peu trop rude et parfois trop belliqueux. Le plus grand homme même voit s'élever au-dessus de lui son propre idéal. Que Schopenhauer puisse être donné en exemple, cela est certain, malgré toutes ces cicatrices et toutes ces tares. On pourrait même dire que ce que son être avait d'imparfait et de trop humain nous rapproche précisément de lui dans le sens le plus humain, car nous voyons en lui quelqu'un qui souffre et un compagnon d'infortune, sans nous arrêter seulement à l'altière réserve du génie.
Ces trois dangers constitutionnels qui menacent Schopenhauer nous menacent tous. Chacun porte en lui une originalité productive qui est le noyau même de son être; et s'il est conscient de cette originalité une étrange auréole se dessine autour de lui, celle de l'extraordinaire. Pour la plupart des gens, c'est là quelque chose d'insupportable, parce qu'ils sont paresseux et que toute originalité est chargée de chaînes pénibles et lourdes à porter. Il n'en faut point douter, pour l'être extraordinaire qui se charge de ces chaînes, la vie sera privée de tout ce que l'on désire durant sa jeunesse, la sévérité, la sûreté d'une carrière facile, l'honneur; son sort, que lui offriront en cadeau ses prochains, sera l'isolement; où qu'il vive ce sera pour lui le désert et la caverne. Qu'il prenne alors garde à ne pas se laisser asservir, à ne pas être affligé et mélancolique! C'est pourquoi il devra s'entourer des images de bons et braves lutteurs tels que Schopenhauer en fut un. Mais le second danger qui menaça Schopenhauer n'est pas rare non plus. De-ci de-là quelqu'un est doué par la nature de perspicacité, ses pensées suivent volontiers la double voie de la dialectique; il lui arrive alors facilement de lâcher étourdiment la bride à ses talents, au point qu'il se laisse périr en tant qu'homme et qu'il ne vit même pour ainsi dire plus qu'une vie de fantôme dans la «science pure», habitué à rechercher dans les choses le pour et le contre, il ne comprend plus rien à la vérité et qu'il lui faille vivre sans courage et sans confiance, dans la négation, le doute, la corrosion, le mécontentement, abandonné aux derniers espoirs, attendant les déceptions et affirmant qu' «un chien même ne voudrait plus vivre ainsi!»
Le troisième danger c'est l'endurcissement, tant au point de vue moral qu'au point de vue intellectuel; l'homme déchire le lien qui le rattachait à son idéal; il cesse d'être fécond sur tel ou tel domaine, il renonce à se développer et, au sens de la culture, il devient nuisible ou inutile. L'originalité de son être s'est résolue en un atome indivisible et isolé, en une masse refroidie. Ainsi l'originalité aussi bien que la crainte de l'originalité peuvent faire périr quelqu'un; il trouvera sa perte dans son moi, aussi bien que dans le renoncement au moi, dans le désir comme dans l'endurcissement. Vivre, n'est-ce pas d'une façon générale être en danger?
En dehors de ces dangers de toute sa constitution, auxquels Schopenhauer aurait pu être exposé – quel que soit le siècle au cours duquel il ait vécu – il y a encore les dangers que son époque lui faisait courir. Cette distinction entre les dangers constitutionnels et les dangers de l'époque est essentielle pour comprendre ce qu'il y a de symbolique et d'éducatif dans la nature de Schopenhauer. Imaginons l'œil du philosophe posé sur l'existence: il veut en fixer à nouveau la valeur. Car ce fut toujours le travail particulier de tous les grands penseurs d'être les législateurs pour la mesure, la monnaie et le poids des choses. Que d'obstacles se dressent en face de lui, quand l'humanité qu'il aperçoit devant ses yeux est un fruit flétri et rongé des vers! Combien il lui faut ajouter à la valeur médiocre du temps présent, pour pouvoir rendre justice à l'existence dans sa totalité! S'il est utile d'étudier l'histoire des peuples anciens et étrangers, cette étude est particulièrement précieuse pour le philosophe qui veut formuler un jugement équitable sur l'ensemble des destinées humaines sans se contenter de l'humanité moyenne, voulant connaître les plus hautes destinées réservées aux individus et aux peuples tout entiers. Or, tout ce qui appartient au présent est indiscret, l'œil s'en voit influencé et déterminé, lors même que le philosophe ne le veut point; involontairement, sans une appréciation d'ensemble, on le taxe trop haut. C'est pourquoi le philosophe doit évaluer son temps, en le différenciant exactement des autres époques, surmontant à part lui le présent même dans l'image que celui-ci donne de la vie; et, dans ce cas, surmonter le présent c'est le rendre imperceptible, le masquer en quelque sorte sous d'autres couleurs. C'est là une tâche difficile, presque impossible à résoudre.
Le jugement des anciens philosophes grecs sur la valeur de l'existence a une toute autre signification qu'un jugement moderne, parce que ces philosophes voyaient devant et autour d'eux la vie elle-même dans sa pleine perfection, et parce que chez eux le sentiment du penseur n'était pas troublé comme chez nous par l'antinomie entre le désir de liberté, de beauté, de majesté de la vie et l'instinct de vérité qui se pose cette question: «Que vaut au juste la vie?» Pour tous les temps, il importe de savoir ce qu'Empédocle a affirmé au sujet de la vie, alors que la joie de vivre, vigoureuse et exubérante, animait la culture grecque. Son jugement est d'un poids d'autant plus considérable qu'il n'est contredit par aucun jugement contraire d'aucun grand philosophe de la même grande époque. C'est lui qui parle avec le plus de précision, mais, au fond, si l'on sait ouvrir les oreilles, ils disent tous la même chose. Un penseur moderne, je l'ai déjà dit, souffrira toujours d'un désir non réalisé, il exigera qu'on lui montre de nouveau de la vie, de la vie vraie, rouge et saine, pour qu'il formule ensuite son jugement sur elle. Pour lui, du moins, il estimera qu'il est nécessaire qu'il soit un homme vivant avant d'avoir le droit de croire qu'il peut être un juge équitable. Voilà pourquoi ce sont précisément les nouveaux philosophes qui font partie des plus puissants accélérateurs de la vie; voilà pourquoi ils aspirent à s'évader de leur propre époque affaiblie, vers une nouvelle culture, vers une nature transfigurée. Mais chez eux cette aspiration est aussi un danger. En eux combat le réformateur de la vie et le philosophe, c'est-à-dire le juge de la vie. De quelque côté que penche la victoire ce sera toujours une victoire accompagnée de pertes. Comment donc Schopenhauer a-t-il échappé à ce dernier danger?
Si tout grand homme doit avant tout être considéré comme l'enfant authentique de son temps et souffre certainement de toutes ses infirmités d'une façon plus intense et plus sensible que tous les hommes moindres, la lutte d'un pareil grand homme contre son temps n'est en apparence qu'une lutte insensée et destructive contre lui-même. En apparence seulement, car en combattant son temps il combat ce qui l'empêche d'être grand, c'est-à-dire libre et complètement lui-même, il s'ensuit que son inimitié est au fond dirigée précisément contre