Flore, avait, disait-on, reçu en Calabre la révélation, à la fin du XIIe siècle. Cette doctrine mystérieuse, complaisamment tirée des ouvrages de Joachim, adoptée par le général des Mineurs Jean de Parme, reçut sa formule définitive dans l'Introduction de Gérard de Borgo San Donnino, en 1254. Les temps semblaient très-proches. L'Église du Christ, l'ordre clérical, le Saint-Siége de Rome devaient tomber en 126088; la pure vie contemplative, le règne des moines, l'ère du Saint-Esprit commençaient alors. Des trois âges religieux de l'humanité, «le premier a été le temps de l'esclavage, le second le temps de la servitude filiale, le troisième sera le temps de la liberté… Le premier portait des orties, le second des roses, le troisième portera des lis.» La religion franciscaine, à laquelle Joachim n'avait guère songé, semblait sur le point de remplacer la religion chrétienne. L'Université de Paris s'émut, Rome condamna la doctrine nouvelle, mais ne frappa de persécution que Gérard et un autre moine. Jean de Parme, déchu, se retira dans la solitude, fidèle jusqu'à la fin à l'Évangile éternel, ou plutôt aux espérances généreuses dont s'était enchantée l'Italie de saint François. Les papes lui pardonnèrent, et il faillit devenir cardinal longtemps après 1260. L'Église le mit à côté de Jacopone, au rang des Bienheureux. Et Dante plaça dans son Paradis le «prophète Joachim»:
Il calavrese abate Giovacchino,
Di spirito profetico dotato89.
La prédication de l'Évangile éternel se perpétua longtemps sous bien des formes, au milieu de ce peuple que son génie portait à vivifier la foi religieuse par la passion de la liberté90.
Il semble qu'il n'y ait plus qu'un pas à faire pour entrer dans l'état de raison pure et s'affranchir, sans déchirement ni révolte, des derniers liens du christianisme. Le peuple italien, dont l'Église gênait si peu la conscience, et que l'hérésie formelle n'a jamais séduit, ne devait point accomplir cette évolution décisive; mais de très-bonne heure, en Italie, un grand nombre de personnes, plus lettrées que la foule, passèrent de la libre religion à la pensée libre. Au XIIe siècle, elles forment déjà un groupe considérable, qui grossira incessamment jusqu'au plein jour de la Renaissance, et dont les représentants ne se déguiseront plus vers la fin du XVe siècle et au temps de Léon X. Il n'est pas facile de déterminer la mesure des croyances positives qui demeurent en eux, à quel degré du déisme ils se sont arrêtés, s'ils vont jusqu'au scepticisme absolu. Une seule chose est certaine, c'est que, simples indifférents ou incrédules par théorie, ils ont repris possession de cette indépendance parfaite de l'esprit qui caractérisa les anciens, tout au moins dans le sein des écoles philosophiques. Sapientum templa serena. En réalité, c'est Épicure et Lucrèce qui sont leurs maîtres de sagesse. Car la comparaison des religions entre elles est le point de départ de leur indifférence en matière religieuse. Ils ont lu le singulier traité De Variis Religionibus du voyageur florentin Ricoldo de Monte-Croce91. Ils se préoccupent du livre De Tribus Impostoribus, ce Testament d'impiété que personne n'a jamais vu, et dont on recherchera vainement l'auteur, depuis Averroès et Frédéric II, jusqu'à Giordano Bruno et Spinosa92. C'est pour eux que Boccace écrit le conte des Trois anneaux93. Villani veut reconnaître leurs traces dans les troubles civils de Florence, qui fut brûlée, dit-il, en 1115 et 1117, pour leurs impiétés94. Il les désigne comme une secte libertine. Les principales villes de Toscane et de Pouille renfermaient une société secrète de pythagoriciens auxquels Arnauld de Villeneuve fut affilié95. C'est vers le milieu du XIIIe siècle, à la cour grecque et arabe de Frédéric II, dans les villes de Palerme, de Lucera, de Foggia, de Salerne, de Capoue que s'est achevée l'initiation de ces épicuriens et de ces rationalistes. Là, l'islamisme, le schisme grec, le judaïsme vivaient en bonne intelligence; les astrologues de Bagdad rencontraient les poëtes et les musiciens de Sicile; les mathématiciens arabes et les docteurs juifs échangeaient leurs idées. La civilisation libérale des âges modernes venait ainsi à l'Italie toute pénétrée de la grâce sensuelle de l'Orient. Manfred demeura fidèle à l'esprit des Hohenstaufen. «Sa vie, dit Villani, fut d'un épicurien; il ne croyait ni en Dieu, ni aux saints, mais seulement aux plaisirs de la chair96.» La société gibeline, ainsi façonnée par ses princes les plus brillants, lutta souvent contre l'Église et le Saint-Siége par la négation ou l'incrédulité. Frédéric II et son chancelier Pierre des Vignes, le cardinal Ubaldini, Cavalcante Cavalcanti, Farinata degli Uberti figurent dans l'Enfer de Dante97. N'ont-ils pas suivi Épicure et les épicuriens «qui font mourir l'âme avec le corps?» La question de l'immortalité était dès lors au premier rang des incertitudes philosophiques de l'Italie. «Farinata, dit Benvenuto d'Imola98, était chef des gibelins et croyait, comme Épicure, que le paradis ne doit être cherché qu'en ce monde. Cavalcante avait pour principe: Unus est interitus hominis et jumentorum.» Tous ces hommes, selon le même écrivain, étaient de condition noble et riches, huomini magnifici. Dante, dont ils sont les alliés politiques, reconnaît en eux plusieurs des âmes les plus hautes de son siècle: tel ce Farinata, «ce magnanime», qui, tout droit dans son tombeau de feu, «semble avoir l'enfer en grand mépris»99. Quelques-uns de ces libres penseurs, surveillés par l'Église, calomniés par les guelfes et les moines mendiants, objet des méfiances populaires, se sont-ils avancés jusqu'à l'athéisme? Les «bonnes gens» dont parle Boccace jugeaient-ils bien Guido Cavalcanti lorsque, le voyant passer tout rêveur dans les rues de Florence, il cherche, disaient-ils, des raisons pour prouver qu'il n'y a pas de Dieu100? L'accusation d'athéisme est peut-être celle que les hommes superficiels ou passionnés lancent le plus facilement à leurs adversaires. Elle ne se peut établir rigoureusement, mais quel moyen y a-t-il de la repousser d'une façon décisive? Au moins est-il certain que les cas d'incrédulité absolue ont été rares en Italie jusqu'à la fin du XVe siècle101. La négation extrême est peu favorable à la marche de l'esprit humain qu'elle arrête à l'entrée de ses principales avenues. Ce qui importe à la civilisation, c'est que le domaine auquel a droit la raison lui soit remis tout entier et ne lui soit plus disputé. Il faut aussi que la raison s'empare magistralement de son bien et soit prête à le défendre sur tous les points où il serait attaqué. L'Italie du XIIIe siècle fit cette reconnaissance de la sphère rationnelle que Descartes recommencera plus tard pour la France. Grégoire IX a écrit sur Frédéric II un jugement très-grave. «Il dit qu'on ne doit absolument croire qu'à ce qui est prouvé par la loi des choses et par la raison naturelle102.» Sur cette maxime fondamentale de tout l'ordre scientifique, les grands esprits de la Renaissance, chrétiens ou sceptiques, se trouveront d'accord103. L'esprit humain a repris possession du sens critique; l'esprit italien, que la philosophie n'a point déformé, que ni la foi ni l'Église n'ont asservi, sera tout à l'heure le guide intellectuel de l'Occident.
CHAPITRE III
Causes supérieures de la Renaissance en Italie.2º L'état social
L'état social de l'Italie, entre le XIIe et le XVIe siècle, a merveilleusement aidé au développement de la Renaissance. La vie publique fut, dans la péninsule, la première œuvre d'art que produisit le génie national. Tout aussitôt elle fut, pour l'esprit italien, la cause des plus grands bienfaits. C'est peut-être ici le point le plus curieux de l'étude que nous poursuivons. L'expérience générale de l'histoire semble tour à tour confirmée et déconcertée par la marche de la civilisation italienne. Un souffle très-libéral vivifie cette société, et cependant