Gebhart Emile

Les origines de la Renaissance en Italie


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le drap gris, tissu d'hypocrisie et de paresse, qui enveloppe le navire, est taillé dans la robe des moines34. C'est ainsi que, peu à peu, toute chose visible pâlit, se décolore et s'évanouit au fond du brouillard vague de l'abstraction.

      Il est bien remarquable que notre architecture ogivale ait souffert, dès le XIVe siècle, d'un mal tout pareil. «Le gothique se passionne pour la légèreté jusqu'à la folie.» La matière, de plus en plus raréfiée et abstraite, en quelque sorte, se replie, se creuse, exagère les hauteurs et les vides; «les murs arrivent au dernier degré de maigreur»; l'architecte se joue de ses piliers et de ses voûtes comme si ces masses de pierres n'étaient que des formules mathématiques; la pesanteur et l'équilibre, la loi en un mot, ne comptent plus. Il s'agit d'élever dans la nue ce rêve ciselé, extravagant, flèches et tours qui chancellent et se fondent dans les vapeurs violettes du crépuscule, et de raffiner le détail, dont la richesse est excessive; divisé, subdivisé, multiplié en triangles aigus qui pyramident en montant toujours, le détail fait disparaître non-seulement les lignes horizontales, mais toutes les grandes lignes. Ces syllogismes de pierres font penser à ceux de l'École: la raison manque aux prémisses, et le raisonnement vacille et s'affaisserait s'il n'était étayé par le sophisme voisin: ainsi maintenue contre tout équilibre, la cathédrale paraît se soutenir sur ses contreforts; mais chaque siècle en réparera la ruine incessante.

      Cet art tourmenté et malade a tué les arts qui formaient autrefois sa parure: la broderie de pierre, la gargouille, la fleur bizarre, la statuette réduite elle-même au rôle de broderie, ont remplacé la statuaire du XIIe et du XIIIe siècle; la sculpture tombe dans l'imagerie; il ne reste, pour ainsi dire, plus de place au dedans de l'église pour la grande peinture. «Le tailleur d'images est à la fois peintre et sculpteur.» La trivialité et le pathétique conspirent pour enlever à l'art toute noblesse; les figures grotesques, invraisemblables, impudentes, se multiplient en même temps que les statues émaciées, les Ecce Homo, les Dieux de pitié, les Christs de douleur. Les madones deviennent vulgaires; l'Enfant n'est plus que «le fils d'un bourgeois qu'on amuse»; il tient une pomme, un oiseau, «un moulinet fait d'une grosse noix»35. La peinture sur verre se corrompt de la même façon que le gothique, par la recherche du détail et l'ambition de l'effet. La miniature, la caricature qui égaie les manuscrits historiés, enfin la peinture profane qui s'essaie dans les châteaux, telles sont les parties les plus saines de l'art français au XIVe siècle36. Tout le reste dépérit dans le mensonge, la laideur ou l'emphase.

      La beauté et l'expression, l'intérêt de la fiction, le goût délicat, la mesure et la logique des formes se retirent ainsi à la fois de la littérature et des arts du dessin. Une passion demeure cependant, sincère et violente, mais très-nuisible à l'art, la colère qui déborde des âmes aigries par l'oppression, par la misère croissante, la peste, la famine, puis l'horrible guerre anglaise, qui fait succéder le brigandage à l'invasion et à la défaite. Non-seulement la satire se soutient, mais elle ne sera jamais plus vivace. L'ironie, dans les fantaisies sculptées du gothique, atteint au plus haut degré de l'impudeur. Un souffle d'émeute court sur les ouvrages de la poésie populaire. La haine des foules s'exhale en chansons amères contre les grands et l'Église: la négation de la noblesse pénètre dans Renart contrefaict, en 1342:

      Se gentis hom mais n'engendroit,

      Ne jamais louve ne portoit,

      Tout le monde vivroit en paix37.

      Jacques Bonhomme sort enfin de sa chaumière dévastée, tout noir de misère, et marche aux châteaux avec sa faux et sa torche:

      Bien avons contre un chevalier

      Trente ou quarante paysans;

      à la lueur des incendies, il proclame l'égalité des fils d'Adam:

      Nous sommes hommes comme ils sont38.

      «Il n'est nulz gentis, dit-il encore, nulz homs n'est villains.»

      Notion prématurée, entrevue entre deux convulsions de la souffrance publique, et qui traverse un instant l'esprit de nos pères, confondue dans le cortége des rêves lugubres et des idées extraordinaires qui se pressent de plus en plus vers la fin du siècle. La démence et l'épouvante continue sont assises sur le trône, avec Charles VI. Les costumes invraisemblables, absurdes, brodés de bêtes apocalyptiques et de notes de musique, les coiffures prodigieuses des femmes, recourbées en cornes, les chaussures des hommes, dont la pointe se redresse en queue de scorpion, sont comme le symbole d'un interrègne de la raison française. La terreur du Jugement, l'appréhension de la mort reparaissent comme à la veille de l'an mil; mais les cerveaux sont plus enfiévrés et plus troubles qu'alors: je ne sais quelle frénésie de la vie qui va s'échapper se mêle à la vision du dernier jour qui s'approche: la France danse et fait des mascarades; le fils aîné de Charles VI se tue à force de chanter et de «baler» jour et nuit. En ce temps-là, l'hiver, des bandes de loups parcourent Paris désert. Cependant, la ronde vertigineuse se reforme partout, dans les rues, dans les églises, enfin dans les cimetières. C'est la danse macabre, la dernière originalité du génie national, l'adieu funèbre que l'on fait à la civilisation. Mais il y a longtemps que la France a perdu la maîtrise intellectuelle en Occident, et la Renaissance, dont notre pays avait été le premier berceau, s'est depuis un siècle déjà réfugiée en Italie.

      CHAPITRE II

      Causes supérieures de la Renaissance en Italie.La liberté intellectuelle

      La Renaissance en Italie n'a pas été seulement une rénovation de la littérature et des arts produite par le retour des esprits cultivés aux lettres antiques et par une éducation meilleure des artistes retrouvant à l'école de la Grèce le sens de la beauté; elle fut l'ensemble même de la civilisation italienne, l'expression juste du génie et de la vie morale de l'Italie; et, comme elle a tout pénétré dans ce pays, la poésie, les arts, la science, toutes les formes de l'invention, l'esprit public, la vie civile, la conscience religieuse, les mœurs, elle ne se peut expliquer que par les caractères les plus intimes de l'âme italienne, par ses habitudes les plus originales, par les faits les plus grands et les plus continus de son histoire morale, par les circonstances les plus graves de son histoire politique. Il s'agit donc de déterminer toutes les causes d'une révolution intellectuelle, dont l'effet s'est manifesté dans toutes les œuvres et dans tous les actes du peuple qui a rendu à l'Europe la haute culture de la pensée; mais comme ces causes sont très-différentes les unes des autres, et que les unes ont été lointaines et permanentes, les autres accidentelles et transitoires, il importe de les classer avec ordre, selon leur importance, et, pour ainsi dire, leur hiérarchie propre. Il faut donc rechercher, dans les conditions initiales de cette civilisation, les origines de son développement tout entier, et montrer ensuite quelles influences extérieures se sont ajoutées à la source première pour en élargir le courant. Or, ces causes profondes de la Renaissance, que l'Italie portait en elle-même, sont d'abord la liberté de l'esprit individuel et l'état social, puis la persistance de la tradition latine et la réminiscence constante de la Grèce, enfin la langue qui mûrit à l'heure opportune. Les affluents qui, tour à tour, ont versé leurs ondes dans le lit primitif, sont les civilisations étrangères dont les exemples ont hâté l'éducation de l'Italie, les Byzantins, les Arabes, les Normands, les Provençaux, la France.

I

      C'est dans la péninsule que commence le mouvement intellectuel d'où sortit la scolastique. Au VIe siècle, un Romain, Boëce, traduit en latin et commente plusieurs des ouvrages dialectiques d'Aristote et de Porphyre, et, par ses discussions contre Nestorius et Eutychès, fait entrer le raisonnement déductif dans la théologie39. A la fin du VIIIe siècle, Alcuin, qui séjourne deux fois à Rome, compose d'après Boëce sa dialectique, et fonde, par son Livre des Sept Arts, la discipline scientifique du moyen âge