un abîme, n'est-ce pas, monsieur Georges?
– Oui, monsieur, – répondit le jeune homme en regardant le marchand avec un mélange de surprise et d'inquiétude.
– Or, ce n'est jamais individuellement que l'on tente une démonstration armée, n'est-ce pas, monsieur Georges?
– Monsieur, – répondit le jeune homme avec embarras, – je ne sais…
– Si, vous devez savoir qu'ordinairement l'on s'associe à des frères de son opinion; en un mot, on s'affilie à une société secrète… et le jour de la lutte… on descend courageusement dans la rue, n'est-ce pas, monsieur Georges?
– Je sais, monsieur, que la révolution de 1830 s'est faite ainsi, – répondit Georges, dont le cœur se serrait de plus en plus.
– Certainement, – reprit M. Lebrenn, – certainement, elle s'est faite ainsi, et d'autres encore se feront probablement ainsi. Cependant, comme les révolutions, les insurrections, ne réussissent pas toujours, comme ceux qui jouent ce jeu-là y jouent leur tête, vous concevrez, monsieur Georges, que ma femme et moi nous serions peu disposés à donner notre fille à un homme qui ne s'appartient plus, qui, d'un moment à l'autre, peut prendre les armes pour marcher avec la société secrète dont il fait partie, et risquer ainsi sa vie en homme d'honneur et de conviction. C'est très-beau, très-héroïque, je le confesse. L'inconvénient est que la chambre des pairs, appréciant mal ce genre d'héroïsme, envoie au mont Saint-Michel les conspirateurs, à moins qu'elle ne leur fasse couper la tête. Or, je vous le demande en bonne conscience, monsieur Georges, ne serait-ce pas triste, pour une jeune femme, d'être exposée un jour ou l'autre à avoir un mari sans tête ou prisonnier à perpétuité?
Georges, abattu, consterné, était devenu pâle. Il dit à M. Lebrenn d'une voix oppressée:
– Monsieur… deux mots…
– Permettez, dans l'instant j'ai fini, – reprit le marchand, et il ajouta d'une voix grave, presque solennelle:
– Monsieur Georges, j'ai une foi aveugle dans votre parole, je vous l'ai prouvé; jurez-moi que vous n'appartenez à aucune société secrète, je vous crois, et vous devenez mon gendre… ou plutôt mon fils, – ajouta M. Lebrenn en tendant la main à Georges; – car depuis que je vous ai connu… apprécié… j'ai toujours éprouvé pour vous, je vous le répète, autant d'intérêt que de sympathie…
Les louanges du marchand, sa cordialité, rendaient encore plus douloureux le coup dont les espérances de Georges venaient d'être frappées. Lui, si courageux, si énergique, il se sentit faiblir, cacha sa figure dans ses mains, et ne put retenir ses larmes.
M. Lebrenn l'observait avec commisération; il lui dit d'une voix émue:
– J'attends votre serment, monsieur Georges.
Le jeune homme détourna la tête pour essuyer ses pleurs, se leva et dit au marchand:
– Je ne puis, monsieur, faire le serment que vous me demandez.
– Ainsi… votre mariage avec ma fille…
– Je dois y renoncer, monsieur, – répondit Georges d'une voix étouffée.
– Ainsi donc… monsieur Georges, – reprit le marchand, – vous en convenez? vous appartenez à une société secrète?
Le silence du jeune homme fut sa seule réponse.
– Allons, – dit le marchand avec un soupir de regret. Et il se leva. – Tout est fini… Heureusement ma fille a du courage…
– J'en aurai aussi, monsieur…
– Monsieur Georges, – reprit M. Lebrenn en tendant la main au jeune homme, – vous êtes homme d'honneur. Je n'ai pas besoin de vous demander le silence sur cet entretien. Vous le voyez, je ressentais pour vous les meilleures dispositions. Ce n'est pas ma faute si mes projets… je dirai plus… mes désirs… mes vifs désirs… rencontrent un obstacle insurmontable.
– Jamais, monsieur, je n'oublierai la preuve d'estime dont vous venez de m'honorer. Vous agissez avec la sagesse, avec la prudence d'un père… Je ne puis… quoi que j'aie à en souffrir, qu'accepter avec respect votre décision. J'aurais dû même, je le reconnais, aller au devant de votre question à ce sujet… vous dire loyalement l'engagement sacré qui me liait à mon parti. Sans doute… je vous aurais fait cet aveu… lorsque, revenu de mon enivrement, j'aurais réfléchi aux devoirs que m'imposait ce bonheur inespéré… cette union… Mais pardon, monsieur, – ajouta Georges avec des larmes dans la voix, – pardon, je n'ai plus le droit de parler de ce beau rêve… Mais ce dont je me souviendrai toujours avec orgueil, c'est que vous m'avez dit: Vous pouvez être mon fils.
– Bien, monsieur Georges… je n'attendais pas moins de vous, – reprit M. Lebrenn en se dirigeant vers la porte.
Et tendant la main au jeune homme, il ajouta d'une voix émue:
– Encore adieu.
– Adieu, monsieur… – dit Georges en prenant la main que lui tendait le marchand. Mais soudain celui-ci, par une brusque étreinte, attira le jeune homme contre sa poitrine en lui disant d'une voix émue et les yeux humides:
– Viens, Georges, honnête homme! loyal cœur!.. je t'avais bien jugé!
Georges, abasourdi, regardait M. Lebrenn sans pouvoir prononcer une parole; mais celui-ci lui dit à voix basse:
– Il y a six semaines, rue de Lourcine?
Georges tressaillit et s'écria d'un air alarmé:
– De grâce, monsieur!
– Numéro dix-sept, au quatrième, au fond de la cour?
– Monsieur, encore une fois!
– Un mécanicien, nommé Dupont, vous a introduit les yeux bandés…
– Monsieur, je ne puis vous répondre…
– Cinq membres d'une société secrète vous ont reçu? Vous avez prêté le serment d'usage, et vous avez été reconduit toujours les yeux bandés?..
– Monsieur, – s'écria Georges aussi stupéfait qu'effrayé de cette révélation et tâchant de reprendre son sang-froid, – je ne sais ce que vous voulez dire…
– Je présidais ce soir-là le comité, mon brave Georges.
– Vous, monsieur? – s'écria le jeune homme hésitant encore à croire M. Lebrenn. – Vous…
– Moi…
Et voyant l'incrédulité de Georges durer encore, le marchand reprit:
– Oui, moi, je présidais, et la preuve la voici:
Et il dit quelques mots à l'oreille de Georges.
Celui-ci, ne pouvant plus douter de la vérité, s'écria en regardant le marchand:
– Mais, alors, monsieur, ce serment que vous me demandiez tout à l'heure?
– C'était une dernière épreuve.
– Une épreuve?
– Il faut me le pardonner, mon brave Georges. Les pères sont si défiants!.. Grâce à Dieu, vous n'avez pas trompé mon espoir. Cette épreuve, vous l'avez vaillamment subie; vous avez préféré la ruine de vos plus chères espérances à un mensonge, et cependant vous deviez être certain que je croirais aveuglément à votre parole, quelle qu'elle fût.
– Monsieur, – reprit Georges avec une hésitation qui toucha le marchand, – cette fois, puis-je croire… puis-je espérer… avec certitude? Je vous en conjure, dites-le moi… Si vous saviez ce que tout à l'heure j'ai souffert!..
– Sur ma foi d'honnête homme, mon cher Georges, ma fille vous aime. Ma femme et moi nous consentons à votre mariage, qui nous enchante, parce que nous y voyons un avenir de bonheur pour notre enfant. Est-ce clair?
– Ah!