comte le regardait avec ébahissement. Il reprit:
– Comment, mon oncle, vous parlez sérieusement?
– Ah ça! mon pauvre Gonthran, tu es donc aveugle? sourd? – reprit le cardinal en haussant les épaules. – Et ces banquets révolutionnaires qui durent en France depuis trois mois?
– Ah, ah, ah! mon oncle, – dit le comte en riant; – vous croyez ces buveurs de vin bleu! ces mangeurs de veau… à vingt sous par tête… capables de…
– Ces niais-là… et je ne les en blâme point, tant s'en faut… ces niais-là ont tourné la cervelle des imbéciles qui les écoutaient. Il n'y a rien de plus bête en soi-même que la poudre à canon, n'est-ce pas? et ça ne l'empêche point d'éclater! Eh bien! ces banqueteurs ont joué avec la poudre. La mine va jouer et faire sauter le trône de ces d'Orléans.
– Cela n'est pas sérieux, mon oncle. Il y a ici cinquante mille hommes de troupes; si la canaille bougeait, elle serait hachée en morceaux. On est si tranquille sur l'état de Paris, que, malgré l'espèce d'agitation de la journée d'hier, l'on n'a pas seulement consigné les troupes dans les casernes.
– Vraiment? Ah! tant mieux, – reprit le cardinal en se frottant les mains. – Si leur gouvernement a le vertige, ces d'Orléans feront plus vite place à la république, et notre tour viendra plus tôt.
Ici l'éminence fut interrompue par deux petits coups frappés à la porte du salon donnant sur le boudoir; puis à ce bruit succéda le cantilène suivant, toujours sur l'air de la Rifla, chanté extérieurement et piano par Pradeline:
Pour m'en aller d'ici…
Il me faut mon bibi,
Et par occa-si-on
La béné-dic-ti-on.
La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.
– Ah! mon oncle, – dit le colonel avec colère, – méprisez, je vous en supplie, les insolences de cette sotte petite fille.
Et, se levant, le comte de Plouernel prit sur un canapé le châle et le chapeau de l'effrontée, sonna brusquement, et, jetant ces objets au valet de chambre qui entra, il lui dit:
– Donnez-lui cela, et faites-la sortir à l'instant.
Puis, revenant auprès de l'éminence, qui était restée impassible, et qui ouvrait en ce moment sa tabatière:
– En vérité, mon oncle, je suis confus. Mais de pareilles drôlesses ne savent rien respecter.
– Elle a une fort jolie jambe! – répondit le prêtre en aspirant sa prise. – Elle est très-gentille, cette drôlesse! Au quinzième siècle, nous l'aurions, pour sa plaisanterie, fait rôtir comme une petite juive. Mais patience… Ah! mon ami, jamais… non, jamais… nous n'avons eu la partie si belle!!!
– La partie plus belle si les d'Orléans sont chassés et si la république est proclamée?
Le cardinal haussa les épaules et reprit:
– De deux choses l'une: ou la république de ces va-nu-pieds sera l'anarchie, la dictature, l'émigration, le pillage, les assignats, la guillotine, la guerre avec l'Europe; alors il y en aura pour six mois au plus, et notre Henri V est ramené triomphant par la sainte-alliance… ou bien, au contraire, leur république sera bénigne, bête, légale, modérée, avec le suffrage universel pour base.
– Et dans ce cas-là, mon oncle?
– Dans ce cas-là, ce sera plus long; mais nous ne perdrons rien pour attendre. Usant de notre influence de grands propriétaires, agissant par le bas clergé sur nos paysans, nous devenons maîtres des élections, nous avons à la chambre la majorité, nous entravons toute mesure qui pourrait faire non pas aimer, mais seulement tolérer cet horrible et révolutionnaire état de choses; dans tous les esprits nous semons la défiance, la peur; bientôt mort du crédit, ruine générale, désastre universel, chœur de malédictions contre cette infâme république, qui meurt de sa belle mort après cet essai qui en dégoûte à jamais. Alors nous paraissons; le peuple affamé, le bourgeois épouvanté, se jettent à nos pieds, nous demandant à mains jointes notre Henri V, le seul salut de la France… Vient enfin l'heure des conditions; voici les nôtres: la royauté d'avant 89 au moins… c'est-à-dire plus de chambre bourgeoise insolente et criarde, aussi reine que le roi, puisqu'elle le tient par l'impôt, ce qui est ignoble; plus de système bâtard, tout ou rien; et nous voulons tout, à savoir: notre roi de droit divin et absolu, appuyé sur un clergé tout-puissant; une forte aristocratie et une armée impitoyable; cent mille deux cents hommes de troupes étrangères, s'il le faut; la sainte-alliance nous les prêtera. La misère est si atroce, la peur si intense, la lassitude si grande, que nos conditions sont aussitôt acceptées qu'imposées. Alors nous prenons vite des mesures promptes, terribles, les seules efficaces. Les voici: Premier point: Cours prévôtales; rappel des crimes de sacrilége, et de lèse-majesté depuis 1830; jugement et exécution dans les vingt-quatre heures, afin d'écraser dans leur venin tous les révolutionnaires, tous les impies… une terreur, une Saint-Barthélemy s'il le faut… La France n'en mourra pas; au contraire, elle crève de pléthore, elle a besoin d'être saignée à blanc de temps à autre. Second point: Donner l'instruction publique à la compagnie de Jésus… elle seule peut mater l'espèce. Troisième point: Briser le faisceau de la centralisation; elle a fait la force de la révolution… Il faut, au contraire, isoler les provinces en autant de petits centres, où, seuls, nous dominerons par le clergé ou nos grandes propriétés; restreindre, empêcher s'il est possible les rapports des populations entre elles. Il n'est point bon pour nous que les hommes se rapprochent, se fréquentent; et pour les diviser, réveiller d'urgence les rivalités, les jalousies, et s'il le faut les vieilles haines provinciales. En ce sens un brin de guerre civile serait d'un favorable expédient comme germe d'animosités implacables.
Puis, prenant sa prise, le cardinal ajouta:
– Les gens divisés par la haine ne conspirent point.
L'impitoyable logique de ce prêtre répugnait à M. de Plouernel; malgré son infatuation et ses préjugés de race, il s'arrangeait assez du temps présent; sans doute il eût préféré le règne de ses rois légitimes; mais il ne réfléchissait pas que, qui veut la fin, veut les moyens, et qu'une restauration complète, absolue, pour être durable aux yeux de ses partisans, ne pouvait avoir lieu et se soutenir que par les terribles moyens dont le cardinal venait de faire une complaisante exposition. Aussi le colonel reprit-il en souriant:
– Mais, mon oncle, songez-y donc! de nos jours isoler les populations entre elles, c'est impossible! et les routes stratégiques! et les chemins de fer!
– Les chemins de fer?.. – s'écria le cardinal courroucé; – invention du diable, bonne à faire circuler d'un bout de l'Europe à l'autre la peste révolutionnaire! Aussi notre saint père n'en veut point dans ses états, de chemin de fer, et il a raison. Il est inouï que les monarques de la sainte-alliance se soient laissés aller à ces nouveautés diaboliques! Ils les payeront cher peut-être? Qu'ont fait nos aïeux lors de la conquête? pour dompter et asservir cette mauvaise race gauloise, notre vassale de naissance et d'espèce, qui s'est tant de fois rebellée contre nous? nos aïeux l'ont parquée dans leurs domaines, avec défense d'en sortir sous peine de mort. Ainsi enchaînée à la glèbe, ainsi isolée, abrutie, l'engeance est plus domptable… c'est là qu'il faut tendre et arriver.
– Mais encore une fois, cher oncle, vous n'irez pas détruire les grandes routes et les chemins de fer?
– Pourquoi non? est-ce que les Francs, nos aïeux, par une excellente politique, n'ont pas ruiné ces grandes voies de communications fondées en Gaule par ces païens de Romains? est-ce que l'on ne peut pas lancer sur les chemins de fer toutes les brutes que cette invention infernale a dépossédées de leur industrie? Anathème… anathème sur ces orgueilleux monuments de la superbe de Satan!.. Par le sang de ma race! si l'on ne l'arrêtait pas dans ses inventions sacriléges, l'homme finirait, Dieu me garde! par changer sa vallée de larmes en un paradis terrestre! comme