que l'immense majorité de la race d'Adam souffre et ait une conscience méritoire de sa souffrance, ne faut-il pas qu'il y ait toujours en évidence un bon petit nombre d'heureux en ce monde?
– J'entends… Pour le contraste, n'est-ce pas, cher oncle?
– Nécessairement… On ne s'aperçoit de la profondeur des vallées qu'à la hauteur des montagnes. Mais assez philosopher… Tu le sais, j'ai le coup d'œil juste, prompt et sûr… la position est telle que je te le dis… Je te le répète, fais comme moi, réalise toutes tes valeurs négociables en or et en bon papier sur Londres, envoie ta démission aujourd'hui, et partons demain. L'aveuglement de ces gens-là est tel, qu'ils ne craignent rien; tu le dis toi-même… Presque aucune disposition militaire n'est prise… tu peux donc sans blesser en rien le point d'honneur militaire quitter ton régiment, et m'accompagner.
– Impossible, mon cher oncle… ce serait une lâcheté.
– Une lâcheté!..
– Si la république s'établit, ce ne sera pas sans coups de fusil, et j'en veux ma part… quitte à rendre politesse pour politesse à bons coups de mousqueton! car, je vous en réponds, mes dragons chargeront cette canaille à cœur joie.
– Ainsi, tu vas défendre le trône de ces misérables d'Orléans, – s'écria le cardinal avec un éclat de rire sardonique, – toi, un Plouernel?
– Mon cher oncle, vous le savez, je ne me suis pas rallié aux d'Orléans; ainsi que vous, je ne les aime pas… Je me suis rallié à l'armée, parce que j'ai du goût pour l'état militaire; l'armée n'a pas d'autre opinion que la discipline… Encore une fois, si vous voyez juste, et votre vieille expérience me fait supposer que vous ne vous trompez pas, il y aura bataille ces jours-ci… Je serais donc un misérable de donner ma démission la veille d'une affaire.
– De sorte que tu tiens extrêmement à risquer de te faire égorger par la populace sur une barricade pour le plus grand appui de la dynastie d'Orléans?
– Je suis soldat… je tiens à faire jusqu'au bout mon métier de soldat.
– Mais, maudit opiniâtre, si tu es tué, notre maison tombe de lance en quenouille.
– Je vous ai promis, cher oncle, de me marier quand j'aurai quarante ans…
– Mais d'ici là, songez-y donc, cette guerre des rues est atroce… mourir dans la boue d'un ruisseau, massacré par des gueux en haillons!
– Je me donnerai du moins le régal d'en sabrer quelques-uns; et si je succombe, – dit en riant le colonel, – vous trouverez toujours bien de mon fait quelque petit bâtard de Plouernel… que vous adopterez, cher oncle… il continuera notre nom… Les bâtards portent souvent bonheur aux grandes maisons.
– Triple fou! jouer ainsi ta vie… au moment où l'avenir n'a jamais été plus beau pour nous! au moment où, après avoir été vaincus, abaissés, bafoués, par les fils de ceux qui, depuis quatorze siècles, étaient nos vassaux et nos serfs, nous allons enfin effacer d'un trait, cinquante ans de honte! au moment où, instruits par l'expérience, servis par les événements, nous allons redevenir plus puissants qu'avant 89!.. Tiens, tu me fais pitié… Tu as raison, les races dégénèrent, – s'écria l'intraitable vieillard en se levant. – Ce serait à désespérer de notre cause si tous les nôtres te ressemblaient.
Le valet de chambre, entrant de nouveau après avoir frappé, dit à M. de Plouernel:
– Monsieur le comte, c'est le marchand de toile de la rue Saint-Denis… il attend dans l'antichambre.
– Faites-le entrer dans le salon des portraits, – répondit le comte… – J'y vais à l'instant.
Le domestique sorti, le colonel dit au cardinal, qu'il vit prendre brusquement son chapeau et se diriger vers la porte.
– Pour Dieu, mon oncle, ne vous en allez pas ainsi fâché…
– Je ne m'en vais pas fâché, je m'en vais honteux; car tu portes notre nom.
– Allons, cher oncle, vous vous calmerez, et vous reconnaîtrez que…
– Veux-tu, oui ou non, partir avec moi pour l'Angleterre?
– Impossible, cher oncle.
– Va t'en au diable! – s'écria peu canoniquement le cardinal en sortant furieux et refermant la porte derrière lui11.
M. Marik Lebrenn avait été introduit, par ordre de M. de Plouernel, dans un salon richement meublé, l'on voyait suspendus à ses boiseries un grand nombre de portraits de famille.
Les uns portaient la cuirasse des chevaliers, la croix blanche et le manteau rouge des templiers, le pourpoint des gentilshommes, l'hermine des pairs de France ou le bâton des maréchaux, quelques-uns la pourpre des princes de l'Église.
De même, parmi les femmes, plusieurs portaient le costume monastique ou le costume de cour; mais, soit que chaque peintre eût scrupuleusement copié la nature, soit qu'il eût cédé aux exigences d'une famille qui tenait à honneur de faire montre d'une filiation de race non interrompue, le type générique de ces figures diverses se retrouvait partout, soit en beau, soit en laid, et par l'écartement des yeux et la courbe prononcée du nez rappelait l'oiseau de proie. De même ce que l'on est convenu d'appeler le type bourbonnien, qui n'est pas sans rapport avec celui de la race ovine, s'est visiblement perpétué dans la race des Capets. De même enfin presque tous les descendants de la maison de Rohan avaient, dit-on, dans la chevelure certain épi longtemps appelé le toupet des Rohans.
Ainsi que cela se voit dans presque tous les portraits anciens, le blason des Plouernel et le nom de l'original du tableau étaient placés dans un coin de la toile. Par exemple, on pouvait lire Gonthramm V, sire de Plouernel; Gonthramm IX, comte de Plouernel; Hildeberte, dame de Plouernel; Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel, etc.
M. Lebrenn, en contemplant ces tableaux de famille, semblait éprouver un singulier mélange de curiosité, d'amertume, et de récrimination plus triste que haineuse; il allait de l'un à l'autre de ces portraits, comme s'ils eussent éveillé en lui mille souvenirs. Son regard s'arrêtait pensif sur ces figures immobiles, muettes comme des spectres. Plusieurs de ces personnages parurent surtout exciter vivement son attention. L'un, évidemment peint d'après des indications ou des souvenirs transmis postérieurement à l'époque de la date du tableau (an 497), devait être le fondateur de cette antique maison; on lisait dans l'angle de la toile le nom de Gonthramm Neroveg. Ce personnage était un homme d'une taille colossale; ses cheveux, d'un rouge de cuivre12, relevés à la chinoise, et arrêtés au sommet de sa tête, au moyen d'un cercle d'or, retombaient ensuite sur ses épaules comme la crinière d'un casque. Les joues et le menton étaient rasées, mais de longues moustaches, du même rouge que les cheveux, tombaient presque jusque sur la poitrine, tatouée de bleu et à demi cachée par une espèce de plaid ou de manteau bariolé de jaune et de rouge. On ne pouvait imaginer une figure d'un caractère plus farouche et plus barbare que celle de ce premier des Neroweg.
Sans doute, à son aspect, de cruelles pensées agitèrent le marchand de toile; car, après avoir longtemps regardé ce portrait, M. Lebrenn ne put s'empêcher de lui montrer le poing, mouvement involontaire et puéril dont il parut bientôt confus.
Le second portrait, qui parut non moins vivement impressionner le marchand de toile, représentait une femme vêtue de l'habit monastique; ce tableau portait la date de 759 et le nom de Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel. Particularité assez étrange, cette femme tenait d'une main une crosse abbatiale, et de l'autre une épée nue et sanglante, afin d'indiquer sans doute que ce glaive n'était pas toujours resté dans le fourreau. Cette femme était très-belle, mais d'une beauté fière, sinistre, violente; ses traits, fatigués par les excès et enveloppés de longs voiles blancs et noirs; ses grands yeux gris étincelants sous leurs épais sourcils roux; ses lèvres rouges comme du sang, d'une expression à la fois méchante et sensuelle: enfin cette crosse et cette épée