Эжен Сю

Les mystères du peuple, Tome I


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de Retz, un agneau! et son château infâme un saint lieu auprès de ton cloître de damnées!

      Puis il ajouta avec un soupir douloureux, en levant les yeux au ciel comme s'il eût plaint des victimes:

      – Pauvre Septimine la Coliberte! Et toi… malheureux Broute-Saule13!

      Et, détournant le regard avec tristesse, M. Lebrenn resta un moment pensif; lorsqu'il releva les yeux, ils s'arrêtèrent sur un autre portrait daté de 1237, représentant un guerrier aux cheveux ras, à la longue barbe rousse, armé de toutes pièces, et portant sur l'épaule le manteau rouge et la croix blanche des croisés.

      – Ah! – fit le marchand de toile avec un nouveau geste d'aversion – le moine rouge!..

      Et il passa la main sur ses yeux comme pour chasser une hideuse vision.

      Mais bientôt les traits de M. Lebrenn se déridèrent; il soupira avec une sorte d'allégement, comme si de douces pensées succédaient chez lui à de cruelles émotions; il attachait un regard bienveillant, presque attendri, sur un portrait daté de l'an 1463, et portant nom de Gontran XII, sire de Plouernel.

      Ce tableau représentait un jeune homme de trente ans au plus, vêtu d'un pourpoint de velours noir, et portant au cou le collier d'or de l'ordre de Saint-Michel. On ne pouvait imaginer une physionomie plus douce, plus sympathique; le regard et le demi-sourire qui effleurait les lèvres de ce personnage avaient une expression d'une mélancolie touchante.

      – Ah! – dit M. Lebrenn, – la vue de celui-là repose… calme… et consolé… Grâce à Dieu, il n'est pas le seul qui ait failli à la méchanceté proverbiale de sa race!

      Puis, après un moment de silence, il dit en soupirant:

      – Chère petite Ghiselle la Paonnière! ta vie a été courte… mais quel songe d'or que ta vie!.. Ah! pourquoi faut-il que tes sœurs Alison la Maçonne et Marotte la Haubergière14 n'aient pas…

      M. Lebrenn fut interrompu dans ses réflexions par l'entrée de M. de Plouernel.

      CHAPITRE VI

      Comment le marchand de toile, qui n'était point sot, fit-il le simple homme au vis-à-vis du comte de Plouernel, et ce qu'il en advint. – Comment le colonel reçut l'ordre de se mettre à la tête de son régiment parce que l'on craignait une émeute dans la journée.

      M. Lebrenn était si absorbé dans ses pensées, qu'il tressaillit comme en sursaut lorsque M. de Plouernel entra dans le salon.

      Malgré son empire sur lui-même, le marchand de toile ne put s'empêcher de trahir une certaine émotion en se trouvant face à face avec le descendant de cette ancienne famille. Ajoutons enfin que M. Lebrenn avait été instruit par Jeanike des fréquentes stations du colonel devant les carreaux du magasin; mais, loin de paraître soucieux ou irrité, M. Lebrenn prit un air de bonhomie naïve et embarrassée, que M. de Plouernel attribuait à la respectueuse déférence qu'il devait inspirer à ce citadin de la rue Saint-Denis.

      Le comte, s'adressant donc au marchand avec un accent de familiarité protectrice, lui montra du geste un fauteuil en s'asseyant lui-même, et dit:

      – Ne restez pas ainsi debout, mon cher monsieur… asseyez-vous, je l'exige…

      – Ah! monsieur, – dit M. Lebrenn en saluant d'un air gauche, – vous me faites honneur, en vérité…

      – Allons, allons, pas de façon, mon cher monsieur, – reprit le comte, et il ajouta d'un ton interrogatif, – Mon cher monsieur… Lebrenn… je crois?

      – Lebrenn, – répondit le marchand en s'inclinant, – Lebrenn, pour vous servir.

      – Eh bien donc, j'ai eu le plaisir de voir hier la chère madame Lebrenn, et de lui parler d'un achat considérable de toile que je désire faire pour mon régiment.

      – Bien heureux nous sommes, monsieur, que vous ayez honoré notre pauvre boutique de votre achalandage… Aussi, je viens savoir combien il vous faut de mètres de toile, et de quelle qualité vous la désirez. Voici des échantillons, – ajouta-t-il en fouillant d'un air affairé dans la poche de son paletot. – Si vous voulez choisir… je vous dirai le prix, monsieur… le juste prix… le plus juste prix…

      – C'est inutile, cher monsieur Lebrenn; voici en deux mots ce dont il est question: j'ai quatre cent cinquante dragons; il me faut une remonte de quatre cent cinquante chemises de bonne qualité; vous vous chargerez de plus de me les faire confectionner. Le prix que vous fixerez sera le mien; car vous sentez, cher monsieur Lebrenn, que je vous sais la crême des honnêtes gens!

      – Ah! monsieur…

      – La fleur des pois des marchands de toile.

      – Monsieur… monsieur… vous me confusionnez; je ne mérite point…

      – Vous ne méritez pas! Allons donc, cher monsieur Lebrenn, vous méritez beaucoup, au contraire…

      – Je ne saurais, monsieur, disputer ceci avec vous. Pour quelle époque vous faudra-t-il cette fourniture? – demanda le marchand en se levant. – Si c'est un travail d'urgence, la façon sera un peu plus chère.

      – Faites-moi donc d'abord le plaisir de vous rasseoir, mon brave! et ne partez pas ainsi comme un trait… Qui vous dit que je n'aie pas d'autres commandes à vous faire?

      – Monsieur, pour vous obéir je siérai donc… Et pour quelle époque vous faudra-t-il cette fourniture?

      – Pour la fin du mois de mars.

      – Alors, monsieur, les quatre cent cinquante chemises de très-bonne qualité coûteront sept francs pièce.

      – Eh bien! d'honneur, c'est très-bon marché, cher monsieur Lebrenn… Voilà, je l'espère, un compliment que les acheteurs ne font pas souvent, hein?

      – Non, point très-souvent, il est vrai, monsieur. Mais vous m'aviez parlé d'autres fournitures?

      – Diable, mon cher, vous ne perdez pas la carte… Vous pensez au solide.

      – Eh! eh! monsieur… on est marchand, c'est pour vendre…

      – Et, dans ce moment-ci, vendez-vous beaucoup?

      – Hum… hum… couci… couci…

      – Vraiment! couci… couci? Eh bien, tant pis, tant pis, cher monsieur Lebrenn. Cela doit vous contrarier… car vous devez être père de famille?

      – Vous êtes bien bon, monsieur… J'ai un fils.

      – Et vous l'élevez pour vous succéder?

      – Oui-dà, monsieur; il est à l'École centrale du commerce.

      – À son âge? ce brave garçon! Et vous n'avez qu'un fils, cher monsieur Lebrenn?

      – Sauf respect de vous contredire, monsieur, j'ai aussi une fille…

      – Aussi une fille! ce cher Lebrenn. Si elle ressemble à la mère… elle doit être charmante…

      – Eh! eh… elle est grandelette… et gentillette…

      – Vous devez en être bien fier. Allons, avouez-le.

      – Trédame! je ne dis point non, monsieur! point non je ne dis.

      C'est étonnant (pensa M. de Plouernel), ce bonhomme a une manière de parler singulièrement surannée; il faut que ce soit de tradition dans la rue Saint-Denis; il me rappelle le vieil intendant Robert, qui m'a élevé, et qui parlait comme les gens de l'autre siècle.

      Puis le comte reprit tout haut:

      – Mais, parbleu, j'y pense: il faut que je fasse une surprise à la chère madame Lebrenn.

      – Monsieur, elle est votre servante.

      – Figurez-vous que j'ai le projet de