Constantin-François Volney

Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne, tome I


Скачать книгу

que la grande Synagogue a eu le crédit et l'autorité d'introduire ce verset dans la version grecque faite sous Ptolomée, environ 280 ans avant notre ère et dans le texte samaritain: cela n'est pas absolument impossible, mais cela est très-difficile à concevoir.

      D'autres versions veulent que Ketim désigne la Macédoine, et ils s'appuient du livre des Machabées, qui dit qu'Alexandre vint de Ketim; ce serait donc lui qui aurait dévasté ou assiégé l'Assyrien et l'Hébreu; cela lui conviendrait assez à raison de l'addition, et lui aussi périra. Alors ce passage aurait été interpolé peu après ce prince, et il serait naturel de le trouver dans le texte grec; mais comment s'est-il introduit dans le samaritain?

      Une troisième explication nous paraît plus convenable de toutes manières. L'historien Josèphe, qui en général a eu des idées saines sur l'ancienne géographie des Hébreux, c'est-à-dire, sur le chapitre 10 de la Genèse, observe que le nom pluriel, Ketim, doit s'entendre des insulaires de Cypre, ainsi nommés du peuple de Kitium, antique capitale de cette île: voilà pourquoi dans la Genèse on trouve les Ketim à côté des Rodanim70 ou Rhodiens. Il paraît que les Juifs, aussi ignorants en géographie que les Druses, étendirent par la suite ce nom aux côtes de la Cilicie71 et en général aux grandes îles ou pays72 de l'ouest: l'auteur tardif des Machabées en serait une preuve, sans devenir une autorité contre Josèphe. Or, en prenant les Ketim de Balaam pour les peuples ou pays de Cypre, le règne de Josiah nous fournit un fait analogue et convenable. Hérodote73 rapporte que le roi égyptien Nekos (qui régna en 616), «ayant tourné toutes ses pensées du côté des expéditions militaires, fit construire une flotte de trirèmes sur la Méditerranée, et que cette flotte lui servit dans l'occasion»; et aussitôt il parle de la bataille de Magdol ou périt Josiah.

      D'autre part nous apprenons par Bérose et par Jérémie, que cet armement fut destiné à agir contre la Syrie, soumise aux Assyriens de Babylone; en sorte que tandis que Nekos conduisit par terre une armée qui battit les Juifs et Josiah, sa flotte conduisit par mer une autre armée qui dut le seconder sur l'Euphrate. Cette flotte, dut nécessairement prendre un appui en Cypre, et put agir de concert avec les Kitiens; alors ces vaisseaux seront réellement venus de Ketim, ils auront tourmenté l'Assyrien et l'Hébreu. Ce dernier, dans cette même guerre, reçut le terrible échec de Magdolum, où périt Josiah, échec qui fut suivi de la prise de Jérusalem: or, comme Nekos finit par être battu et chassé en l'an 604, l'oracle, lui-même aussi périra, se trouve accompli. Il y a l'objection que cet événement est postérieur de 17 ans à la publication du Pentateuque; mais Helqiah pouvait vivre74 encore; et comme il resta maître de son manuscrit, toujours unique, il put y faire lui-même cette addition: les mots, malheur à qui vivra alors, conviennent singulièrement à la douleur que durent lui laisser la mort de son pupille Josiah et la prise de Jérusalem.

      Cette solution, qui sauve l'interpolation trop tardive du temps des Romains et même d'Alexandre, a aussi le mérite d'expliquer l'existence du Pentateuque samaritain, plus naturellement que ne le fait l'hypothèse qui rend Ezdras auteur du Pentateuque: en effet, si Ezdras eût composé ou publié ce livre75, c'eût été en lettres chaldaïques, qui sont notre hébreu actuel, dont l'usage prévalut chez les Juifs à leur retour de Babylone, et alors on ne conçoit pas comment une secte schismatique, usant de l'ancien et véritable caractère hébreu, mal à propos nommé samaritain, aurait accepté un tel livre, et l'aurait transcrit, à l'exclusion de tous les autres qu'elle rejette; au lieu, qu'à l'époque de Helquiah, tous les Juifs usaient encore de leur écriture nationale, qu'ils tenaient des Phéniciens, et avec laquelle furent composés tous leurs livres, depuis Moïse jusqu'à Jérémie. Ce ne fut qu'au retour de Babylone, que les émigrés, nourris dans les sciences et dans les lettres chaldéennes, voulurent avoir les livres nationaux transcrits dans le caractère auquel ils étaient habitués. Comme ils étaient la haute classe de la nation, leur système acquit l'ascendant; mais ce ne dut pas être subitement, et il resta un autre parti, conservateur du système ancien, qui traitant celui-ci d'innovation, continua d'écrire la loi avec les caractères dits samaritains; de là s'est formée cette double branche de manuscrits perpétuée jusqu'à nos jours: et parce que les Juifs du pays de Samarie, dès long-temps séparés de ceux de Jérusalem, n'ont en aucun temps voulu se plier à leur autorité ecclésiastique, ni admettre leur genre d'écriture, le parti novateur des chaldaïsants finit par confondre avec eux la branche ou secte réellement orthodoxe des hébraïsants qui ont continué d'écrire comme les Samaritains. Par la suite, sous le régime des Asmonéens, un sanhédrin suprême et despotique s'étant formé, son autorité, semblable à celle des conciles, introduisit des changements qui composent les différences actuelles du texte hébreu avec le samaritain et même avec la version grecque.

      Que si le verset de Balaam, relatif aux vaisseaux de Ketim, désigne la venue d'Alexandre, il faudra attribuer cette interpolation au grand sanhédrin; et alors il faudra admettre qu'il a eu le crédit d'engager ou de contraindre les manuscrits grecs et samaritains à l'admettre, ce qui n'est pas impossible, mais ce qui néanmoins est peu naturel. Il est d'ailleurs singulier et remarquable que par un devoir traditionnel, les copistes ne manquent jamais de laisser à certains endroits des manuscrits hébreux, des places vides ou blanches…, comme si elles eussent primitivement été destinées à recevoir des interpolations du genre de la prophétie que le grand-prêtre Iaddus montra à Alexandre. Au demeurant, lorsque l'on examine tous les détails de l'anecdote de Balaam, on est porté à croire qu'elle est un épisode tiré, quant aux faits, d'un livre tel que celui des Guerres du Seigneur, écrit par Moïse, ou de son temps; et quant aux prédictions, qu'elles ont été composées par le rédacteur même; car qui a tenu le procès verbal des jongleries de Balaam76?

      CHAPITRE X.

      Suite du précédent

      LA rédaction du Pentateuque par Helqiah, explique encore pourquoi l'on trouve dans ce livre quelques faits chronologiques des temps anciens, que l'on ne peut concilier avec les temps postérieurs; par exemple, il est dit dans l'Exode, (ch. XVI, v. 1er et 13):

      «Que les Hébreux étant arrivés dans le désert de Sinaï le quinzième jour du second mois depuis la sortie d'Egypte, le peuple murmura de la disette des vivres, et que le soir il vint une si grande quantité de cailles, qu'il put en manger à satiété.»

      Et dans les Nombres (comparez ch. IX, v, 1er, 3, 5, chap. X, v. 11, et chap. XI, v. 31), il est encore dit:

      «Que l'an II, au deuxième mois, peu après le vingtième jour, le peuple étant campé dans le désert, à 3 jours de marche de Sinaï, il arriva encore une volée de cailles si abondante, que chaque famille put s'en rassasier et en faire sécher pour sa provision.»

      Ce fait d'histoire naturelle n'est point changé; il y a encore, chaque année, 2 passages de cailles dans ce désert et dans l'Égypte. L'un de ces passages a lieu vers la mi-septembre, lorsque les cailles craignant l'hiver, quittent l'Europe pour se rendre en Afrique et en Arabie; l'autre vers la fin de février, lorsque les cailles reviennent en Europe chercher l'abondance de la belle saison.

      De ces 2 passages, celui qui s'applique à l'exemple cité est le passage en février, par les raisons suivantes. Peu avant la sortie d'Égypte, il y avait eu une grêle terrible qui avait détruit l'orge parce qu'il était déjà grand, et le lin, parce qu'il montait en tuyaux;77 elle n'avait point détruit le froment, parce qu'il est plus tardif. Cet état de choses n'a lieu en Egypte que dans le cours de février: l'épi du blé se forme vers la fin de ce mois. Le texte ajoute peu après: Et Dieu dit: «Voici le premier de vos mois (qui arrive), et (ch. XIII, v. 4) aujourd'hui vous sortez dans le mois des nouveaux blés.»

      L'année commençait donc en hiver.