la ruine à leur foyer.
–Et alors?
–Eh bien, alors ils sont venus pour nous protéger contre les voleurs si nous voulons bien leur donner une certaine somme.
–Ouais, ça dépend de la somme, grogna Rouletabille.
–Nous nous sommes entendus, fit Vladimir, pour 1.000 piastres!
–Mille piastres, c'est-à-dire 10 livres turques?
–Oui, cela vous fera environ 230 francs, ça n'est pas cher!
–Vous trouvez que ça n'est pas cher!… c'est tout de même plus cher qu'à l'auberge…
–Nous ne sommes pas à l'auberge, maintenant, c'est à prendre ou à laisser.
–Et si nous le «laissons»?
–Cela nous coûtera plus cher!
–Diable!
–Maintenant, ils nous apportent des oeufs, trois poules et un mouton, et ils comptent bien que nous leur achèterons leur marchandise…
–J'achète les oeufs et les poules! Mais qu'est-ce que vous voulez que nous fassions du mouton?
–C'est pour leur souper à eux, qu'ils l'ont amené jusqu'ici; si nous prenons ces hommes pour nous garder, nous sommes obligés de les nourrir! Ils veulent nous garder jusqu'à demain matin!
–Ils ont pensé à tout!… Mais alors il va falloir que nous campions!
–Sans doute! et, du reste, les chemins sont si mauvais que nous ne pouvons guère espérer beaucoup avancer en pleine nuit… et puis les bêtes seront meilleures demain matin… c'est aussi leur avis qu'ils m'ont prié de vous transmettre…
–Traitez donc avec ces braves gens, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement, mon cher Vladimir…
Le traité de paix fut vite conclu, et, sans plus se préoccuper des voyageurs, les pomaks se mirent à confectionner leur repas, autour d'un grand feu qu'ils allumèrent assez joyeusement. Leurs faces noires riaient d'une façon qui impressionnait fâcheusement La Candeur, lequel, du reste, ne trouvait plus aucun sujet de gaieté depuis qu'il avait été soulagé des 40.000 levas gagnés si honnêtement à Vladimir.
–Cristi! fit-il, en considérant ces démons, je regrette la rue du Sentier, moi! Ah! j'en ai eu une drôle d'idée de venir dans ce pays de malheur!…
–La gloire t'y attend! répliqua Rouletabille…
–La gloire et peut-être la fortune! ajouta Vladimir, mauvaise langue.
Ainsi les héros d'Homère évoquaient-ils les souvenirs chers de la patrie, sous la tente d'Achille, entre deux combats, aux bords du Scamandre.
–Il est temps d'aller se coucher! dit Rouletabille.
Ivana était déjà sous sa tente. Elle aussi était de fort méchante humeur, mais c'était à cause de l'arrêt forcé qu'elle subissait dans sa poursuite du beau Gaulow, son mari, après tout…
Les jeunes gens et Tondor, comme la nuit précédente—plus que la nuit précédente,—devaient veiller à tour de rôle, car, en dépit des paroles rassurantes de Vladimir, le voisinage des bandits-gardiens paraissait inquiétant à ceux qui n'en avaient pas l'habitude…
La Candeur et Vladimir décidèrent de se coucher sous la même tente que Rouletabille. Les reporters se jetèrent sur les nattes sans se déshabiller. Ils avaient entre eux une tablette surchargée d'armes: carabines et revolvers.
Tondor, dehors, prenait la première garde.
Les paupières se fermaient déjà quand, tout à coup, il y eut une décharge formidable; plus de vingt coups de fusil éclatèrent à quelques pas; les reporters, vite sur pied, avaient entendu siffler les balles si près qu'ils avaient pu croire que la tente avait été transpercée.
Rouletabille se jetait dehors quand Tondor se présenta.
–Ne vous dérangez pas, dit-il, ce sont nos gardiens qui veillent! Ils tirent comme ça pour éloigner les voleurs!
–Dites-leur qu'ils tirent un peu plus loin, répliqua Rouletabille.
Il n'avait pas achevé cette phrase qu'une nouvelle décharge leur sifflait aux oreilles. La Candeur s'était jeté à plat ventre.
–Bien sûr! ils vont nous tuer, gémissait-il.
–C'est insupportable! dit Rouletabille.
–Ils veulent gagner leur argent, expliqua Vladimir.
Il s'en fut cependant parlementer avec les gardiens qui se décidèrent à reculer de quelques pas, mais qui ne cessèrent de tirer des coups de feu, toute la nuit.
Les reporters ne purent fermer l'oeil. Au matin, pendant qu'on levait le camp, les pomaks exprimèrent de nouvelles prétentions, affirmant qu'ils avaient eu à repousser toute une bande de voleurs, lesquels auraient réussi, s'ils n'avaient été là, à se glisser jusqu'aux tentes à la faveur des ténèbres. Enfin, l'on finit par s'en débarrasser avec une nouvelle distribution de piastres.
La route que l'on suivit ce matin-là fut particulièrement fatigante. Il fallut gravir des pentes fort ardues, descendre en zigzag au bord de véritables précipices… par des sentiers de chèvre. La nature se faisait de plus en plus hostile. Entre deux défilés, on apercevait, perché sur quelque roc, un village dont les habitants sortaient parfois pour envoyer à tout hasard une balle dans la direction de la caravane, sans doute pour l'avertir qu'elle était signalée et qu'on veillait toujours sur elle.
–Quel métier! s'écriait La Candeur… Quel pays!…
Il ne dit pas autre chose de toute la matinée, se jetant sur l'encolure de son cheval dès qu'il entendait une lointaine détonation, et ne consentant à se décoller de sa bête que lorsque Vladimir lui avait juré qu'il n'y avait aucune silhouette dangereuse à l'horizon.
–Je ne l'aurais pas cru aussi rancunier, disait Rouletabille.
De fait, le paysage gris, boueux, sale, n'était point réjouissant, mais l'âme de La Candeur était au moins aussi désolée. Il continuait de détourner la tête aux plaisanteries de Vladimir, qui prenait un malin plaisir à le taquiner, et il répondait à peine à Rouletabille, à qui il en voulait toujours d'une vertu qui lui coûtait si cher.
Ivana était toujours en tête. Il lui arrivait même de devancer de beaucoup les reporters malgré les incessantes observations de Rouletabille. Sur le coup de midi, elle avait complètement disparu quand les jeunes gens firent halte pour se dégourdir un peu les jambes et «manger un morceau».
–Mlle Vilitchkov est encore partie! Il va falloir encore courir pour la rattraper! bougonna Vladimir.
–Oh! c'est une insupportable petite fille!… déclara La Candeur.
–Qu'est-ce que vous dites?… s'écria Rouletabille rouge comme un coq.
–Messieurs! souffla Vladimir, ne nous disputons pas et regardez devant vous!…
Ils regardèrent devant, ils regardèrent derrière, de tous les côtés… Ils virent qu'ils étaient entourés de toutes parts par une bande nouvelle. Cette fois, ce n'étaient pas des pomaks aux discours ironiques qui les encerclaient, mais des soldats irréguliers turcs aux uniformes les plus disparates qu'il se pût imaginer et ces soldats irréguliers les mettaient régulièrement en joue.
La Candeur tira aussitôt de sa poche son mouchoir qui était immense, l'agita en signe de paix et l'on commença de parlementer…
Il n'y avait pas à résister. Nos reporters furent conduits, non loin de là, au centre d'un petit camp que l'on était en train de dresser, et où se trouvait déjà édifiée une tente fort belle, aux dessins noirs sur la toile blanche, tente qui devait abriter le chef de cette troupe ennemie. En effet, sitôt qu'ils furent entrés, ils aperçurent sur des coussins un homme pour lequel tous montraient une grande déférence. Un turban blanc, large et haut comme une tiare, entourait sa tête. Sa veste bleue étincelait de broderies d'argent, et sur son kilt, semblable à celui des