Athanase Khetew venait d'arriver derrière eux, tout juste pour entendre la phrase d'Ivana. Il eut un geste de malédiction sur sa bête fumante et regarda avec mépris les reporters.
–Je vous l'avais confié… dit-il simplement.
Ivana prit la parole:
–Nous avons été trahis au dernier moment par le Katerdjibaschi (chef des muletiers)… C'est lui qui lui a procuré la corde pour s'échapper du donjon. Aussitôt que nous nous en sommes aperçus, nous ne vous avons même pas attendu, Athanase Khetew! malgré tout le désir que nous avions de vous revoir et de vous féliciter (ici une voix étrangement douce et câline) et nous avons couru après le monstre!…
–C'est donc une revanche à prendre! fit Athanase qui était devenu singulièrement rouge en regardant Ivana Vilitchkov…
–Et une partie à recommencer! déclara-t-elle avec désinvolture.
–Vous devez regretter de ne point lui avoir coupé la tête quand je vous l'ai amené!… continua Athanase d'une voix sourde…
–Évidemment, mon cher!
Et elle lui tourna le dos pour s'intéresser à autre chose. Athanase semblait très occupé à dompter une irritation peu ordinaire. Rouletabille écoutait et regardait. Le cynisme incroyable d'Ivana le mettait, lui aussi, en fureur. Les regards du reporter et du Bulgare se croisèrent. Les deux hommes se comprirent-ils? Athanase dit:
–Nous retrouverons Gaulow!…
–Oui, fit Rouletabille… et, cette fois, nous nous arrangerons pour ne pas le laisser échapper!
Ivana tressaillit. Cependant elle demanda sur un ton qu'elle voulait rendre indifférent:
–Qu'allons-nous faire?…
–Vous allez me suivre! dit Athanase. Ordre du général commandant la division. Il ne veut point qu'on le précède et il craint qu'une imprudence annonce vos mouvements… j'ai répondu de vous… Vous irez où je vous conduirai, où plutôt il m'a ordonné de vous conduire…
–Mon cher Athanase, je vous suivrai au bout du monde! dit très vivement
Ivana. Rouletabille pâlit, mais elle ne s'occupait point du reporter…
–Et où irons-nous, monsieur?… demanda Rouletabille d'une voix glacée.
–Tenez! nous allons faire une petite excursion par delà ces monts, fit Athanase en désignant l'horizon vers l'Est, puis nous descendrons, tout doucement vers le Sud, sans être gênés par les troupes…
–Je vous crois! nous ne les verrons même pas…
–Que vous importe? répliqua Athanase, si je vous donne ma parole d'honneur que je vous ferai déboucher sur le champ de bataille au moment le plus intéressant!
–Ça va! cria Vladimir.
–Ne nous faites pas «déboucher» dans un endroit trop dangereux, exprima
La Candeur avec une certaine mélancolie.
Rouletabille dit:
–C'est bien, monsieur, nous vous obéissons. Nous sommes maintenant vos prisonniers, ou à peu près.
Derrière Athanase, il venait d'apercevoir une petite troupe de cavaliers, que conduisait un sous-officier.
–Vous êtes mes amis! répondit simplement Athanase, je me suis arrangé pour que vous retrouviez vos tentes, vos mules et tous vos impedimenta que j'ai trouvés en passant à la Karakoulé. Enfin, vous allez avoir des bêtes fraîches…
–Vous pensez à tout, monsieur!…
–C'est un type épatant! proclama Vladimir.
Ils rebroussèrent chemin et atteignirent avant la nuit la crête des monts à l'Ouest. Avant de descendre dans la vallée, les reporters purent apercevoir l'armée bulgare et même l'entendre, car elle chantait. Qu'elle était belle, cette journée du 21 octobre 1913 où les soldats du général Radko Dimitrief pénétraient enfin en Turquie sur un front de plus de vingt kilomètres, dans un pays qui n'était connu que des muletiers et des bergers! où les colonnes de la cinquième division, ne sentant même pas la fatigue d'un pareil effort, sans s'accorder une heure de repos, continuaient leur route en chantant, vers les champs de bataille d'Estri-Polos, Pitra, Kara-Kof, glorieuses étapes avant le coup de foudre: Kirk-Kilissé! Cette armée, fait mémorable en ce siècle de chemin de fer, de téléphone, et de télégraphie sans fil, on n'en avait même pas soupçonné la présence! Elle avançait, se sentant pleine de force et de mystère… On la croyait vers la Maritza, à l'Est!.. Et de cime en cime, cependant, c'était encore la chanson de la «Maritza», rivière où se mêlèrent pendant des siècles le sang des Bulgares et des Osmanlis que les bataillons se renvoyaient! Alors, cette chanson-là n'avait pas encore été chantée par des traîtres à leur race et à leur destin:
Coule Maritza
Ensanglantée,
Pleure la veuve
Cruellement blessée.
Marche, marche, notre général!
Un, deux, trois, marchez, soldats!
La trompette sonne dans la forêt,
En avant marchons, marchons, hourrah!
Hourrah! Marchons en avant!…
Qu'elle était belle, cette première aurore où il n'y avait sous le soleil que des jeunes gens pleins de vie et sûrs de la victoire, où le sang n'avait pas encore été versé, où la rage du massacre n'avait pas encore ouvert ses gueules sauvages, où l'espoir sacré de délivrer des frères opprimés gonflait les poitrines, où chacun se tendait la main du Balkan au Rhodope et plus loin encore, tout là-bas jusqu'au fond de l'Épire et de la douce Thessalie! Pour ce beau jour, des races ennemies s'étaient réconciliées et étaient parties ensemble, dans le bruit des trompettes, d'un tel élan que le monde a pu croire un instant que rien ne les séparerait plus!… Hélas! le monde avait oublié qu'il y avait à Sofia un Cobourg qui veillait sur d'autres intérêts que ceux de sa patrie d'un jour!…
Cette vision disparut bientôt aux regards des reporters, qui, derrière Athanase s'enfoncèrent dans un pays coupé de pics, de rochers, de ravins abrupts, rappelant véritablement une zone alpestre mais beaucoup plus désolée. Le Bulgare et les reporters se firent part en peu de mots de leurs mutuelles aventures. Chacun pensait à Gaulow.
Les tentes furent dressées; on soupa, car Athanase Khetew avait apporté des provisions. Après souper, Ivana se retira, sur un bonsoir bref, sous sa tente, et Rouletabille dicta un article à La Candeur. Ce dernier, les articles terminés, les glissait dans de grandes enveloppes sur lesquelles il inscrivait le titre et la date de l'article; puis il mettait le tout dans une serviette de maroquin qui ne le quittait jamais. Ainsi faisait-il, depuis que les jeunes gens avaient quitté Sofia et qu'ils étaient entrés dans l'Istrandja-Dagh.
Quand l'article fut achevé, Vladimir s'écria:
–Je vois d'ici le nez de Marko le Valaque, quand «notre journal» publiera la série des «correspondances» de Rouletabille! Ce pauvre Marko en fera certainement une maladie!…
Nous avons déjà eu l'occasion de dire [Dans le premier épisode de Rouletabille à la guerre: Le Château Noir.] que Marko le Valaque était un journaliste d'occasion, comme il en surgit toujours dans les moments troubles; fort méprisé—avec raison—des professionnels, ayant fait tous les métiers et ayant montré dans chacun une bien petite conscience. Son rôle, dans le moment, lui paraissait immense. Il ne manquait point en effet d'importance. En attendant l'arrivée de l'envoyé spécial de la Nouvelle Presse de Paris, grand quotidien dont le tirage rivalisait avec celui de l'Époque, il restait le maître d'expédier les télégrammes les plus saugrenus à une feuille qui était lue dans le monde entier. Connaissant la réputation de Rouletabille et ayant reçu de Paris des instructions pour ne point se laisser distancer par le reporter de l'Époque, il n'avait point manqué, à Sofia, de surveiller celui-ci et n'avait pas cessé d'inventer des bruits sensationnels,