sortir de ces pensées mélancoliques, ou peut-être pour s'y entretenir, il pria Emilie d'aller chercher son luth, et d'essayer quelques tendres accords. Comme elle approchait de la pêcherie, elle fut surprise d'entendre les cordes de son instrument touchées par une main savante, et accompagnées d'un chant plaintif qui captiva son attention; elle écouta dans un profond silence, craignant qu'un mouvement indiscret ne la privât d'un son ou n'interrompît le musicien. Tout était calme dans le pavillon, et personne ne paraissait, elle continua d'écouter; mais enfin la surprise et le plaisir firent place à la timidité; la timidité s'augmenta par le souvenir des lignes au crayon qu'elle avait déjà vues, et elle hésita si elle ne se retirerait pas à l'instant.
Dans l'intervalle la musique cessa. Emilie reprit courage et s'avança quoiqu'en tremblant vers la pêcherie: elle n'y vit personne; le luth était sur la table, et chaque chose comme on l'avait laissée. Emilie commençait à croire qu'elle avait entendu un autre instrument; mais elle se ressouvint, qu'en suivant monsieur et madame Saint-Aubert, elle avait posé son luth près de la fenêtre; elle se sentit alarmée sans en savoir la cause; l'obscurité du soir, le silence de ce lieu qu'interrompait seulement le frémissement léger des feuilles augmentèrent ses craintes enfantines; elle voulut sortir, mais elle s'aperçut qu'elle s'affaiblissait et fut obligée de s'asseoir: elle essayait de se remettre quand ses yeux rencontrèrent les vers écrits au crayon; elle tressaillit comme si elle eût vu un étranger, puis s'efforçant enfin de vaincre sa terreur, elle se leva et s'approcha de la fenêtre: d'autres vers étaient ajoutés aux premiers, et cette fois son nom y figurait.
Il ne fut plus possible de douter que l'hommage n'en fût pour elle, mais il ne lui fut pas moins impossible d'en deviner l'auteur. Tandis qu'elle y rêvait, elle entendit le bruit de quelques pas derrière le bâtiment; effrayée, elle prit son luth, s'échappa, et rencontra monsieur et madame Saint-Aubert dans un petit sentier le long de la clairière.
Ils montèrent ensemble sur un tertre couvert de figuiers, et dont les plaines et les vallées de Gascogne formaient le point de vue. Ils s'assirent sur le gazon; et tandis que leurs regards embrassaient un grand spectacle, ils respiraient en repos le doux parfum des plantes qui tapissaient la pelouse. Emilie répéta les chansons qu'ils aimaient le plus, et l'expression qu'elle y mit en redoubla les agréments.
La musique et la conversation les retinrent dans ce lieu enchanté jusqu'au dernier moment d'un crépuscule prolongé; les voiles blanches qui marquaient au-dessous des montagnes le cours rapide de la Garonne, avaient cessé d'être visibles; c'était une obscurité moins triste que mélancolique. Saint-Aubert et sa famille se levèrent et s'éloignèrent à regret du bois. Hélas! madame Saint-Aubert ignorait que jamais elle n'y devait revenir!
Arrivée à la pêcherie, elle s'aperçut qu'elle avait perdu son bracelet. Elle l'avait ôté en dînant et l'avait laissé sur la table en allant se promener. On chercha longtemps, Emilie n'y épargna aucun soin; ce fut en vain, il fallut y renoncer. Le prix que madame Saint-Aubert mettait à ce bracelet, venait du portrait d'Emilie dont il était orné; et ce portrait, fait depuis peu, était d'une ressemblance parfaite. Quand Emilie fut assurée de la perte, elle rougit et devint pensive. Un étranger s'était introduit à la pêcherie dans leur absence; son luth et les vers qu'elle venait de lire ne lui permettaient pas d'en douter. On pouvait raisonnablement eu conclure que le poëte, le musicien et le voleur, étaient la même personne. Mais quoique cette musique, ces vers et l'enlèvement du portrait formassent une combinaison remarquable, Emilie se sentit irrésistiblement détournée d'en faire mention; elle se promit seulement de ne plus visiter la pêcherie sans la compagnie de monsieur ou de madame Saint-Aubert.
Ils revinrent au château un peu préoccupés; Emilie songeait à ce qui venait d'arriver. Saint-Aubert se livrait à la plus douce reconnaissance, en contemplant les biens qu'ils possédaient. Madame Saint-Aubert était troublée et tourmentée du portrait. En approchant de la maison ils distinguèrent un bruit confus; on entendait des voix, des chevaux; plusieurs valets traversaient les allées; bientôt une voiture entra dans l'avenue, et l'on découvrit de plus près que cette voiture attelée de deux chevaux en sueur était sur la plate forme. Saint-Aubert reconnut les livrées de son beau-frère, et trouva effectivement monsieur et madame Quesnel dans le salon. Ils étaient sortis de Paris depuis fort peu de jours, et allaient à leur terre éloignée de dix lieues de la vallée. Il y avait quelques années que Saint-Aubert la leur avait vendue. M. Quesnel était l'unique frère de madame Saint-Aubert; mais aucun rapport de caractère n'ayant fortifié leur liaison, la correspondance entre eux n'avait pas été fort soutenue. M. Quesnel s'était livré au plus grand monde. Il visait à quelque importance, il aimait le faste; son adresse, ses insinuations, avaient presque atteint leur objet. Il n'est plus étonnant qu'un pareil homme méconnût le goût pur, la simplicité, la modération de Saint-Aubert, et n'y vît qu'une petitesse d'esprit et une totale incapacité. Le mariage de sa sœur avec Saint-Aubert avait été mortifiant pour son ambition; il avait espéré qu'elle formerait quelque alliance plus propre à servir ses projets. Il avait reçu des propositions assez conformes à ses espérances. Mais sa sœur, que Saint-Aubert recherchait alors, s'aperçut ou crut s'apercevoir que le bonheur et la splendeur n'étaient pas toujours synonymes, et son choix fut bientôt fixé. Quelles que fussent les idées de Quesnel à cet égard, il aurait volontiers sacrifié le repos de sa sœur à l'avancement de sa propre fortune. Il ne put, quand elle se maria, lui dissimuler son mépris pour ses principes et pour l'union qu'ils déterminaient. Madame Saint-Aubert cacha cette insulte à son époux; mais pour la première fois peut-être le ressentiment s'éleva dans son cœur. Elle conserva sa dignité, et se conduisit avec prudence; mais la froide réserve de ses manières avertit assez M. Quesnel de ce qu'elle éprouvait.
En se mariant lui-même, il ne suivit pas l'exemple de sa sœur; sa femme était une Italienne, riche héritière, mais son naturel et son éducation en faisaient une personne aussi frivole que vaine.
Ils avaient le projet de passer la nuit chez Saint-Aubert, et comme le château ne pouvait loger tous leurs domestiques, on les envoya au village voisin. Après les premiers compliments et les disposions nécessaires, M. Quesnel commença à récapituler ses liaisons et ses connaissances. Saint-Aubert, qui avait assez vécu dans la retraite pour que ce sujet lui parût nouveau, l'écouta avec patience et attention; et son hôte y crut voir autant d'humilité que de surprise. Il décrivit à la vérité le petit nombre de fêtes que les troubles de ces temps permettaient à la cour de Henri III, et son exactitude dédommageait de son arrogance. Mais quand il vint à parler du duc de Joyeuse, d'un traité secret dont il connaissait la négociation avec la Porte, du jour sous lequel Henri de Navarre était vu à la cour, Saint-Aubert rappela sa première expérience, et se convainquit bientôt que son beau-frère pouvait au plus tenir à la cour le dernier rang; l'indiscrétion de ses discours ne pouvait s'accorder avec ses prétendues lumières. Cependant Saint-Aubert ne discuta point, il savait trop bien que M. Quesnel n'avait ni sensibilité ni jugement.
Madame Quesnel, pendant ce temps, exprimait son étonnement à madame Saint-Aubert sur la vie triste qu'elle menait, disait-elle, dans un coin si retiré du monde. Probablement pour exciter l'envie, elle se mit de suite à raconter les bals, les banquets, les processions, dernièrement donnés à la cour, et la magnificence des fêtes, dont les noces du duc de Joyeuse et de Marguerite de Lorraine, sœur de la reine, avaient été le sujet et l'occasion. Elle décrivit avec la même précision, et ce qu'elle avait vu, et ce qu'il ne lui avait pas été permis de voir. L'imagination vive d'Emilie accueillait ces récits avec l'ardente curiosité de la jeunesse; et madame Saint-Aubert, considérant sa famille les larmes aux yeux, sentit que si l'éclat ajoute au bonheur, la vertu seule peut le faire éclore.—Saint-Aubert, dit Quesnel, il y a douze ans que j'ai acheté votre patrimoine?—A peu-près, dit Saint-Aubert en retenant un soupir.—Il y a bien cinq ans que je n'y suis allé, reprit Quesnel; Paris, ses environs, sont l'unique lieu où l'on puisse vivre; mais, d'ailleurs, je suis tellement répandu, tellement versé dans les affaires, j'en suis tellement accablé, que je n'ai pu, sans beaucoup de peines, m'esquiver pour un mois ou deux. Saint-Aubert ne répliquait rien. Quesnel poursuivit:—Je me suis souvent étonné que vous, qui avez vécu dans la capitale, vous, accoutumé au grand monde, vous puissiez exister ailleurs, surtout dans un pays comme celui-ci, où vous n'entendez parler de rien, où