compte dépenser chez moi trente ou quarante mille livres en embellissements, dit Quesnel, sans faire attention à la réponse de Saint-Aubert; j'ai le projet, pour l'été prochain, d'y faire venir mes amis. Le duc de Durfort, le marquis de Grammont, me donneront bien un mois ou deux. Saint-Aubert le questionna sur ses projets d'embellissement; il s'agissait d'abattre l'aile droite du château pour y bâtir des écuries: je ferai ensuite, ajouta-t-il, une salle à manger, un salon, une grande salle commune, des logements pour tous mes gens; car à présent, je n'ai pas de quoi en placer le tiers.
–Tous ceux de mon père y logeaient, dit Saint-Aubert qui regrettait la vieille maison, et sa suite était assez considérable.
–Nos idées sont un peu agrandies, lui dit Quesnel; ce qu'on trouvait décent ne paraîtrait plus supportable. Le phlegmatique Saint-Aubert rougit à ces mots; mais le mépris prit bientôt la place de la colère. Le château est encombré d'arbres, ajouta Quesnel, mais je compte l'éclaircir.
–Vous couperez les arbres? dit Saint-Aubert.
–Assurément; et pourquoi pas? ils masquent la vue; il y a un vieux châtaignier qui étend ses branches sur tout un côté du château, et couvre toute la face du côté du sud; on le dit si vieux, que douze hommes tiendraient dans le creux de son tronc; votre enthousiasme n'ira pas à prétendre qu'un vieil arbre sans agrément ait sa beauté ou son usage.
–Bon dieu! s'écria Saint-Aubert, vous ne détruirez pas ce majestueux châtaignier qui a vu tant de siècles, et qui faisait l'ornement de la terre! Il était déjà grand quand la maison fut bâtie; souvent dans ma jeunesse je gravissais jusqu'à ses branches; là, perdu entre ses feuilles, la pluie pouvait tout inonder sans qu'une seule goutte m'atteignît. Combien d'heures j'y ai passées un livre à la main!
–Mais pardonnez-moi, ajouta Saint-Aubert en se rappelant qu'on ne pouvait l'entendre ni le concevoir, je parle du vieux temps. Mes sentiments ne sont plus de mode, et la conservation d'un arbre vénérable n'est pas plus qu'eux au ton du jour.
–Je l'abattrai certainement, dit M. Quesnel; mais je pourrai bien planter quelques peupliers d'Italie entre ceux des châtaigniers que je laisserai dans l'avenue. Madame Quesnel aime beaucoup le peuplier, et me parle souvent de la maison de son oncle près de Venise, où cette plantation fait un superbe effet.
–Sur les bords de la Brenta, dit Saint-Aubert, où sa taille élancée et droite se mêle aux pins, aux cyprès, et se joue autour d'élégants portiques et de légères colonnades, il doit effectivement orner la scène; mais parmi les géants de nos forêts, à côté d'une pesante et gothique architecture!
–Cela se peut, mon cher monsieur, dit Quesnel, je ne disputerai pas avec vous. Il vous faut retourner à Paris avant que nos idées puissent avoir quelques rapports. Mais, à propos de Venise, j'ai quelque envie d'y faire un voyage l'été prochain. Quelques événements peuvent me rendre propriétaire de cette maison dont je vous parlais, et qu'on dit charmante. Dans ce cas, je remettrais mes projets d'embellissement à l'autre année, et je me laisserais entraîner à passer plus de temps en Italie.
Emilie fut un peu surprise quand il parla de cette tentation. Un homme si nécessaire à Paris, un homme qui pouvait à peine s'en dérober un mois ou deux, songer à aller en pays étranger, et à l'habiter quelque temps! Saint-Aubert connaissait trop bien sa vanité pour s'étonner d'un trait pareil; et voyant la possibilité d'un délai pour les embellissements projetés, il conçut l'espérance de leur total abandon.
Avant de se séparer, M. Quesnel désira entretenir particulièrement Saint-Aubert; ils passèrent dans une autre pièce, et y restèrent longtemps. Le sujet de leur entretien fut ignoré; mais quel qu'en eût été le sujet, Saint-Aubert à son retour, parut vivement affecté; et la tristesse répandue sur ses traits alarma madame Saint-Aubert. Quand ils furent seuls, elle fut tentée de lui en demander la cause; la délicatesse qu'elle lui connaissait l'arrêta; elle pensa que si Saint-Aubert jugeait à propos qu'elle en fût informée, il n'attendrait pas ses questions.
Le jour suivant M. Quesnel partit, mais il eut d'abord une seconde conférence avec Saint-Aubert. Ce fut après dîner; et à la fraîcheur, les nouveaux hôtes se remirent en route pour Epourville. Ils pressèrent monsieur et madame Saint-Aubert de les y visiter; mais bien plus dans l'espoir d'étaler leur magnificence que dans le désir de les en faire jouir.
Emilie revint avec délices à la liberté que lui enlevait leur présence. Elle retrouva ses livres, ses promenades, les entretiens raisonnés de ses parents, et eux-mêmes se félicitèrent de se voir délivrés de tant de frivolité et d'arrogance.
Madame Saint-Aubert se dispensa de la promenade ordinaire du soir; elle se plaignit d'un peu de fatigue, et Saint-Aubert sortit avec Emilie.
Ils se dirigèrent dans les montagnes. Leur projet était de visiter quelques vieux pensionnaires de Saint-Aubert. Un revenu modique lui permettait une pareille charge; et il est vraisemblable que M. Quesnel avec ses trésors n'aurait pas pu la supporter.
Saint-Aubert distribua ses bienfaits à ses humbles amis; il écouta les uns, il soulagea les autres; il les consola tous par les doux regards de la sympathie et le sourire de la bienveillance. Saint-Aubert, traversant avec Emilie les sentiers obscurs de la forêt, revint avec elle au château.
Sa femme était retirée dans son appartement; la langueur et l'abattement qui l'avaient accablée, et que l'arrivée des étrangers avait comme suspendue, la saisirent de nouveau, mais avec des symptômes plus fâcheux. Le lendemain la fièvre se déclara; le médecin y reconnut les mêmes caractères qu'à celle dont Saint-Aubert venait d'échapper; elle en avait reçu le poison en soignant son époux; sa complexion trop faible n'avait pu y résister: le mal s'était répandu dans ses veines, et l'avait jetée dans la langueur. Saint-Aubert, dont les inquiétudes surpassaient toute espèce de considération, retint le médecin à la maison; il se rappela les sentiments et les réflexions qui avaient noirci ses idées la dernière fois qu'ils avaient été à la pêcherie; il crut au pressentiment, et craignit tout pour la malade; il réussit pourtant à lui cacher son trouble, et ranima sa fille en augmentant ses espérances. Le médecin, interrogé par Saint-Aubert, répondit qu'il attendait, pour prononcer, une certitude qu'il n'avait point encore acquise. Madame Saint-Aubert semblait en avoir une moins douteuse, mais ses yeux seulement pouvaient l'indiquer; elle les fixait souvent sur ses pauvres amis avec une expression de pitié et de tendresse, comme si elle eût anticipé leurs chagrins, et paraissait ne regretter la vie qu'à cause d'eux et de leur douleur. Le septième jour fut celui de la crise: le médecin prit un ton plus grave; elle l'observa, et profitant d'un moment où elle était seule, elle l'assura qu'elle croyait sa mort prochaine. N'essayez pas de me tromper, lui dit-elle, je sens que je n'ai plus longtemps à vivre, je suis préparée à mourir, et ce n'est pas d'aujourd'hui; mais puisqu'il est ainsi, qu'une fausse compassion ne vous conduise pas à flatter ma famille; si vous le faisiez, leur affliction en serait plus accablante lors de l'événement; je m'efforcerai de leur enseigner la résignation par mon exemple.
Le médecin fut attendri, il promit d'obéir, et dit un peu brusquement à Saint-Aubert qu'il ne fallait plus espérer. La philosophie de cet infortuné n'était pas à l'épreuve d'un pareil coup, mais le surcroît d'affliction, dont l'excès de sa douleur aurait pu accabler sa femme, le rendit capable de la modérer en sa présence. Emilie fut d'abord renversée; mais abusée par la vivacité de ses désirs, elle conserva l'espoir de la guérison de sa mère, et ne le perdit qu'au dernier moment.
La maladie faisait des progrès; la résignation et le calme de madame Saint-Aubert semblaient augmenter avec elle; la tranquillité avec laquelle elle attendait la mort ne pouvait venir que d'un retour sur elle-même, sur une vie sans reproche, et autant que l'humaine fragilité le comportait, constamment passée en la présence de Dieu et dans l'espoir d'un meilleur monde; mais la piété ne pouvait subjuguer la douleur qu'elle éprouvait en quittant des amis si chers. Durant ses derniers moments, elle entretint longtemps Saint-Aubert et Emilie sur la vie à venir et sur d'autres sujets religieux; la résignation qu'elle exprima, la ferme espérance de retrouver dans l'éternité ceux qu'elle abandonnait en ce monde, l'effort qu'elle faisait pour cacher la douleur que lui causait cette séparation momentanée, tout affecta tellement Saint-Aubert, qu'il fut obligé