Guillaume Apollinaire

Les trois Don Juan


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de Cantarranas est toujours bien habité?

      –Surtout par les grenouilles.

      –Et les deux sœurs de nos amours vivent-elles toujours?

      –Ainsi que la guenon de leur mère Célestine qui leur enseigne les bons principes.

      –La vieille de Belzébuth! Comment va l'aînée?

      –Elle a un petit saint pour qui elle jeûne.

      –Et l'autre?

      –L'autre fait flèche de tout bois.

      –Mais assez des catins! Et dites-moi, Mota, Inès? douce Inès?»

      La voix de Juan tremblait légèrement en prononçant ces mots. Doña Inès d'Ulloa était une jeune fille qu'il avait connue toute enfant. Alors qu'ils jouaient ensemble, il la considérait déjà comme son bien, sa propriété. À la majorité de Don Juan, il avait été question de lui faire épouser cette riche et charmante héritière. Mais le projet avait été écarté par l'opposition du père, Don Gonzalo, auquel la réputation de Don Juan semblait du plus mauvais aloi.

      Parmi les aventures, le jeune chevalier ne s'était point soucié de ce mariage. Il rencontrait toujours Doña Inès dans le monde. Il se disait qu'elle serait un jour à lui comme les autres femmes. Il l'aurait, sinon vierge, du moins mariée.

      Cependant, dans ce voyage en Italie, il avait senti son sentiment s'exaspérer étrangement pour la pure jeune fille auprès de laquelle il avait grandi et dont il se trouvait maintenant séparé. L'absence révèle l'amour, dit-on.

      «Inès, répondit Mota après une hésitation. Inès, on ne sait pourquoi, est entrée au couvent.

      –Au couvent?

      –Et elle doit demain prononcer ses vœux!»

      Le visage de Don Juan devint cendre. Il se passait un combat en lui.

      «Dieu n'a pas encore le dernier mot», murmura-t-il…

      La mère abbesse était inquiète de ses nouvelles religieuses. Aussi laissait-elle à celle qui ne serait bientôt plus Doña Inès d'Ulloa quelques privautés de nature à lui adoucir la transition de la vie mondaine à la vie religieuse. Sur la demande de la jeune fille elle-même, la date de ses vœux avait été avancée. Mais avait-elle ainsi trouvé le repos?

      «Quels souvenirs, lui disait la mère abbesse, auriez-vous encore des traces et plaisirs du monde! Derrière ces saintes murailles, vous ne connaîtrez pas le doute. Quand vous aurez pris l'habitude de ce verger, douce colombe, vous n'aspirerez plus à étendre vos ailes dans l'espace. Lis charmant, votre calice ne s'ouvrira ici qu'aux baisers du zéphyr, et ici tomberont doucement vos feuilles. Dans le coin de terre où notre chétive personne est renfermée, dans le coin de ciel qui apparaît à travers les grilles, vous ne verrez qu'un lit où vous reposerez dans un doux sommeil… Ah! j'envie, Inès, la vie d'innocence qui vous est réservée.

      «Mais pourquoi baissez-vous la tête, pourquoi ne me répondez-vous pas? Pour aujourd'hui encore, vous aurez la visite de la gouvernante qui vous a élevée. Cette bonne fille vous consolera peut-être… N'oubliez pas cependant, mon enfant, que vous ne devez pas jeter de regards en arrière… Demain seront prononcés vos vœux.

      –Que Dieu vous accompagne, ma mère.

      –Adieu, ma fille.»

      La mère abbesse partie, Inès se laissa aller à quelques réflexions mélancoliques. Elle avait voulu entrer dans ce couvent, et maintenant un vrai tourment, un tremblement la prenait à l'idée qu'elle prononcerait demain les vœux qui devaient la lier pour jamais…

      Cependant la gouvernante Brigitte venait de pénétrer auprès d'elle par autorisation spéciale. De suite la duègne poussa la porte derrière elle.

      «L'ordre est de laisser la porte ouverte, remarqua Inès.

      –C'est bon et sage pour les autres novices, mais pour vous…

      –Brigitte, ne vois-tu pas que tu enfreins les ordres du monastère?

      –Bah! C'est plus sûr de cette façon. On peut parler sans mystère et sans embarras. Avez-vous regardé le livre que je vous fis parvenir en cachette il y a tantôt deux heures?

      –Je l'avais oublié!

      –Je vous suis bien obligée de cet oubli.

      –La mère abbesse me vint rendre visite.

      –La vieille impertinente!

      –Mais le livre est-il donc si intéressant?

      –S'il est intéressant? Sache que je l'ai laissé bien troublé, le malheureux.

      –Et qui donc?

      –Lui, Don Juan…

      –Don Juan! Il est donc de retour? Qu'entends-je? Et c'est lui qui me l'envoie.

      –Sans doute.

      –Oh! je ne dois pas le prendre.

      –Pauvre garçon! Mais c'est le désespérer, c'est le tuer!

      –Que dis-tu?

      –Si vous ne prenez pas ce livre d'heures, il en aura tant de chagrin qu'il en tombera malade. Je le vois d'ici.

      –Eh bien! s'il en est ainsi, je le regarderai.

      –Vous ferez bien.»

      Inès prit alors le livre qu'elle avait mis sous l'oreiller de son petit lit.

      «Qu'il est joli! dit-elle.

      –Qui veut plaire y met tous ses soins.

      –Et regardez les belles prières.»

      Tandis que Inès feuilletait avec admiration le beau livre à fermoir d'or, une lettre s'en échappa et tomba à terre.

      –Un petit papier, fit Brigitte.

      –Une lettre!

      –Pour vous offrir le cadeau.

      –Quoi! le papier serait de lui.

      –Que vous êtes innocente! Puisqu'il vous fait le cadeau, il est naturel que la lettre soit de lui.

      –Ah! Jésus!

      –Qu'avez-vous?

      –Rien, Brigitte, ce n'est rien.

      –Mais si, vous changez de couleur…»

      La maligne gouvernante savait fort bien ce qui se passait dans l'âme de sa jeune maîtresse, sa chère maîtresse qu'elle avait vue, elle aussi, avec peine entrer au couvent.

      «La main me brûle, reprit Doña Inès, qui a touché ce papier.

      –Dieu me protège! Jamais je ne vous ai vue ainsi… Vous tremblez.

      –Malheur à moi!

      –Mais qu'avez-vous donc?

      –Je ne sais… J'entrevois mille fantômes inconnus qui traversent mon esprit et le torturent.

      –En est-il un par hasard, entre eux, qui ressemble à Don Juan?

      –Je ne sais. Depuis que tu m'as redit son nom, cet homme, que j'avais oublié, presque oublié, est toujours devant moi. Ah! quelle fascination il a depuis l'enfance exercée sur mes sens… Voici à nouveau que l'image de Tenorio absorbe toutes mes pensées.

      –Je suis tentée de croire que vous ressentez de l'amour.

      –De l'amour! Est-ce cela de l'amour?

      –Le moins entendu y verrait de l'amour. Revenons à la lettre. Qui vous arrête?

      –Je la regarde, mais n'ose la lire: «Inès de mon âme…» Vierge sainte, quel début!

      –Allons, allons, continuez. C'est de la poésie.

      –«Lumière où vient puiser le soleil… Ravissante colombe privée de la liberté, si vous daignez abaisser sur ces lignes vos beaux yeux, ne les détournez pas avec colère sans aller jusqu'au bout…»

      –Quelle délicatesse!