que je redeviendrai un jour comme avant ? Cette personne existe-t-elle encore ?
Elle décida de penser à autre chose et de forcer son auto-apitoiement à la laisser tranquille, au moins pour quelque temps. Elle était trop occupée pour se laisser aller maintenant.
Il était temps qu’elle se prépare à sa séance de kinésithérapie, à rencontrer l’agent immobilier, à aller à son rendez-vous avec son psychiatre puis chez sa gynécologue. Toute cette longue journée, elle allait devoir faire semblant d’être un être humain en bon état.
*
L’agent immobilier, une petite derviche tourneuse en tailleur-pantalon du nom de Bridget, lui présentait le troisième appartement de la matinée quand Jessie commença à avoir très envie de sauter d’un balcon.
D’abord, tout s’était bien passé. Suite à sa dernière séance de kinésithérapie, à la fin de laquelle on lui avait dit qu’elle était “raisonnablement équipée pour les tâches de la vie quotidienne”, elle s’était sentie très heureuse. Bridget lui avait permis de garder son enthousiasme pendant qu’elles avaient visité les deux premiers appartements en discutant des détails, du prix et des commodités. Ce ne fut qu’au troisième appartement, le seul qui ait intrigué Jessie jusque-là, que les questions personnelles commencèrent.
“Êtes-vous sûre de n’être intéressée que par les appartements à une seule chambre ?” demanda Bridget. “Je vois que vous aimez celui-là mais, à l’étage au-dessus, il y a un appartement à deux chambres qui a quasiment la même disposition de pièces. Il ne coûte que trente mille dollars de plus et il aurait une valeur de revente plus élevée. En outre, vous ne savez pas quelle sera votre situation dans quelques années.”
“C’est vrai”, reconnut Jessie en se souvenant que, seulement deux mois auparavant, elle était mariée, enceinte et habitait dans une maison luxueuse du Comté d’Orange. À présent, elle était séparée d’un tueur condamné, elle avait perdu son enfant avant qu’il naisse et elle logeait chez une amie d’université. “Cela dit, une seule chambre me suffit.”
“Bien sûr”, dit Bridget sur un ton qui suggérait qu’elle comptait revenir à la charge plus tard. “Puis-je vous demander quelles sont vos circonstances ? Cela pourrait m’aider à mieux cibler vos préférences. Je ne peux m’empêcher de remarquer que vous avez la peau blanche à l’endroit où vous avez dû récemment avoir une alliance. Je pourrais mieux choisir votre appartement si je savais si vous comptez vraiment retrouver quelqu’un ou… attendre.”
“Nous sommes dans la bonne zone”, dit Jessie, dont la voix se refroidit involontairement. “Par ici, je ne désire visiter que les appartements à une seule chambre. C’est la seule information qu’il vous faut pour l’instant, Bridget.”
“Bien sûr. Je suis désolée”, dit humblement Bridget.
“Il faut que j’aille aux toilettes un instant”, dit Jessie, sentant le blocage qui avait commencé dans sa gorge s’étendre à sa poitrine. “Est-ce possible ?”
“Aucun problème”, dit Bridget. “Vous vous souvenez où elles sont, dans le vestibule ?”
Jessie hocha la tête et s’y rendit aussi vite que possible sans courir. Quand elle y entra et ferma la porte, elle eut peur de s’évanouir. Elle avait l’impression de sentir arriver une crise de panique.
Qu’est-ce qui m’arrive, bon sang ?
Elle s’éclaboussa le visage d’eau froide puis posa les mains sur le lavabo en se forçant à inspirer et à expirer lentement et profondément.
Des images lui passaient en tête sans rime ni raison : elle était blottie sur le sofa avec Kyle, elle frissonnait dans une cabane isolée des Monts Ozarks, elle regardait l’échographie de son enfant qui n’était jamais né, elle lisait une histoire pour dormir dans un fauteuil à bascule avec son père adoptif, elle regardait son mari jeter un corps depuis un yacht au large de la côte, elle entendait son père lui murmurer “petite chérie” à l’oreille.
Jessie ne savait pas pourquoi la question inoffensive de Bridget sur ses circonstances et ce qu’elle avait dit sur l’attente l’avait angoissée mais c’était bien le cas et, maintenant, elle avait des sueurs froides, elle tremblait involontairement et, dans le miroir, elle ne reconnaissait pas la personne qu’elle voyait.
Heureusement qu’elle allait rendre visite à sa psychiatre juste après. Cette idée calma légèrement Jessie et elle inspira et expira profondément quelques fois de plus avant de quitter les toilettes et de se diriger vers la porte de devant.
“Je vous rappellerai”, cria-t-elle à Bridget en refermant la porte derrière elle mais sans être sûre qu’elle le ferait. Pour l’instant, elle n’était sûre de rien.
CHAPITRE TROIS
Le cabinet du Dr Janice Lemmon était seulement à quelques pâtés de maisons de l’immeuble que Jessie venait de quitter et elle était contente d’avoir l’occasion de marcher et de se changer les idées. Alors qu’elle allait vers Figueroa, elle apprécia presque le vent glacial qui fit pleurer ses yeux et les lui sécha immédiatement. Grâce à la vivacité du froid, elle ne pensa plus qu’à marcher vite.
Elle remonta la fermeture Éclair de son manteau jusqu’au cou et baissa la tête quand elle passa un café puis un restaurant plein à craquer. C’était le milieu du mois de décembre à Los Angeles et les entreprises locales faisaient de leur mieux pour donner un air festif à leurs vitrines dans une ville où la neige était presque une abstraction.
Cependant, dans les tunnels de vent créés par les gratte-ciel du centre-ville, le froid était toujours présent. Il était presque onze heures du matin mais le ciel était gris et la température ne dépassait guère les dix degrés. Ce soir, elle tomberait près de quatre degrés. Pour Los Angeles, c’était frigorifiant. Bien sûr, Jessie avait connu des climats beaucoup plus froids.
Quand elle avait été enfant dans la campagne du Missouri, avant tous les désastres qu’elle avait subis, elle avait eu l’habitude de jouer dans la minuscule cour de devant du camping-car de sa mère, dans le parc pour caravanes. Les doigts et le visage à moitié engourdis, elle avait sculpté des bonhommes de neige d’apparence ordinaire mais au visage joyeux pendant que sa mère la regardait de la fenêtre pour s’assurer que tout allait bien. Jessie se souvenait qu’elle s’était demandée pourquoi sa mère jamais ne la quittait jamais du regard. Maintenant, elle comprenait.
Quelques années plus tard, dans la banlieue de Las Cruces, au Nouveau Mexique, où elle avait vécu avec sa famille d’adoption après avoir bénéficié du programme de protection des témoins, elle allait skier sur les petites pentes des montagnes les plus proches avec son deuxième père, un agent du FBI qui était toujours d’un calme professionnel quelle que soit la situation. Il était toujours là pour l’aider à se relever quand elle tombait et, en général, elle pouvait être sûre d’avoir droit à un chocolat chaud quand ils quittaient les collines nues et battues par les vents pour repartir à leur chalet.
Ces souvenirs de froid la réchauffèrent et elle contourna le dernier pâté de maisons pour aller au cabinet du Dr Lemmon. Elle choisit soigneusement de ne pas penser aux souvenirs moins plaisants qui se mêlaient inévitablement aux bons.
Elle sonna, entra puis retira ses couches de vêtements en attendant qu’on l’invite à passer dans le cabinet du docteur. Elle n’eut pas à attendre longtemps. À onze heures précises, sa thérapeute ouvrit la porte et la fit entrer.
Le Dr Janice Lemmon avait aux environs de soixante-cinq ans mais avait l’air plus jeune. Elle était en grande forme et, derrière ses épaisses lunettes, elle avait le regard vif et concentré. Ses bouclettes blondes remuaient quand elle marchait et elle avait une intensité contenue impossible à dissimuler.
Elles