Comme j’ai trente ans, maintenant, ça fait presque dix ans, dit Jessie.
– Et tu es encore torturée, signala Hannah. Ça ne me rend pas très optimiste.
Jessie ne put s’empêcher de rire.
– Tu ne m’as pas connue à cette époque, dit-elle. Par rapport à ce que j’étais à vingt ans, je suis l’image même d’une personne en bonne santé mentale.
Hannah sembla y réfléchir tout en prenant une bouchée de son cornet.
– Donc, tu dis que, dans dix ans, je pourrai moi aussi avoir un petit ami beaucoup trop beau pour moi ? demanda-t-elle.
– Qui recourt aux commentaires narquois pour éviter les vérités émotionnelles gênantes, maintenant ? demanda Jessie.
Hannah lui tira la langue.
Jessie rit à nouveau puis lécha à nouveau sa glace. Elle décida de ne plus insister. Hannah s’était plus ouverte qu’elle ne s’y était attendue. Jessie ne voulait pas que cette conversation prenne une tournure parentale conventionnelle.
De plus, elle considérait que, si Hannah acceptait d’admettre qu’elle était vraiment en décalage avec les autres, c’était un bon signe. Les inquiétudes que partageaient Garland et la docteure Lemmon étaient peut-être exagérées. Elle n’avait peut-être aucune raison de craindre constamment que sa demi-sœur soit une tueuse en série en cours de formation. Cette fille n’était peut-être qu’une adolescente qui avait été connu l’enfer et essayait d’en trouver la sortie non sans maladresse.
Regardant Hannah s’essuyer un filet de chocolat du menton, ce fut ce qu’elle décida de croire.
Au moins pour le moment.
CHAPITRE HUIT
Morgan Remar était épuisée.
Son vol de retour de la conférence des Services Sociaux d’Austin était arrivé en retard. Elle était tellement fatiguée qu’elle avait somnolé quand son mari, Ari, l’avait remmenée de l’aéroport. Quand ils étaient arrivés dans leur maison du quartier de West Adams près du centre-ville de Los Angeles, il avait été plus de 23 h.
Elle avait rendez-vous le lendemain matin avec Jessie Hunt, l’amie profileuse de Kat, et elle voulait passer une nuit de sommeil digne de ce nom avant. Bien sûr, cela avait été presque impossible ces derniers temps.
Depuis son évasion, qui remontait maintenant à plus de deux semaines, elle se réveillait au moins trois fois par nuit, parfois en criant, toujours en sueur. Elle ne pouvait s’empêcher de sentir l’odeur de pin de la penderie dans laquelle elle avait été détenue pendant cinq jours. Elle sursautait à chaque fois qu’une porte claquait ou qu’une voiture klaxonnait. Elle craignait que revivre son expérience pour l’amie de Kat ne fasse qu’exacerber ces symptômes.
Ils arrivèrent à la maison et Ari se gara dans l’allée. Aucun d’eux ne sortit de la voiture avant que la barrière de sécurité ne se soit refermée derrière eux. Elle avait été fournie avec la maison quand ils l’avaient achetée deux ans auparavant mais, comme cette maison vieillissante elle-même, qu’ils avaient rénovée lentement, la barrière avait été en mauvais état. Le jour où Morgan s’était évadée, pendant qu’elle s’était remise de ses émotions à l’hôpital, elle avait supplié Ari de faire réparer cette barrière. Quand elle était rentrée à la maison, elle l’avait trouvée en parfait état de fonctionnement.
Cela n’aurait pas dû la surprendre. Ari était la personne la plus gentille et la plus généreuse qu’elle ait jamais rencontrée, exactement le contraire de son premier mari, qu’elle avait quitté sans se sentir coupable. Même avant ces événements récents, Ari avait fait preuve d’une patience impressionnante envers le caractère de sa femme, qu’elle savait orageux. Depuis l’enlèvement, il avait quasiment été un saint. Il l’avait emmenée chez le psychologue, l’avait massée, avait préparé tous les repas et l’avait tenue contre lui pendant des heures.
– Tu es réveillée ? demanda-t-il gentiment quand elle s’étira sur le siège passager.
– Oui, dit-elle en baillant.
Elle avait étonnamment faim. Les cookies au sucre qu’on lui avait offerts dans l’avion n’avaient pas suffi.
– Tu veux que je te prépare quelque chose ? proposa-t-il.
– Non. Je sais que tu es épuisé. Et puis, je suis une grande fille. Je peux me préparer un en-cas toute seule.
– Vraiment ? dit-il d’un ton gentiment taquin.
Elle fit malicieusement la grimace, sortit de la voiture et se rendit à la porte latérale de la maison en boitant et en essayant de ne pas trop appuyer sur le grand plâtre qu’elle avait à la jambe gauche. Elle faisait semblant de ne pas y penser parce que, si elle y pensait, cela signifiait aussi qu’elle serait forcée de se souvenir pourquoi elle l’avait. Or, elle ne voulait pas se souvenir de la manière dont elle avait défoncé la porte de penderie en bois que son ravisseur avait mal verrouillée. Elle ne voulait pas se souvenir du son que sa cheville gauche avait produit quand elle s’était fendue et courbée dans le mauvais sens lors du coup final qui avait ouvert la porte de la penderie. Elle repoussa cette pensée.
Quand Ari porta son sac dans la maison, elle sourit, peut-être pour la première fois de toute la journée. C’était agréable d’être de retour chez soi, avec le seul homme en lequel elle pouvait avoir confiance. C’était agréable de savoir que, le lendemain, elle rencontrerait une personne qui, selon Kat, ferait forcément avancer l’enquête.
Morgan avait parfaitement su qui était Jessie Hunt avant que Kat l’ait mentionnée. Cette femme avait damé le pion à deux tueurs en série avant d’avoir trente ans. Elle avait échappé à la tentative d’assassinat de son propre mari, qui semblait être cent fois pire que l’ex de Morgan. De plus, elle paraissait imperturbable en dépit de son passé tourmenté, ou du moins pendant les interviews. Pour être honnête, Morgan était un peu impressionnée.
Cependant, Kat lui avait assuré que Jessie était accessible en tant que personne et qu’elle tenait énormément à obtenir justice pour les victimes. Donc, elle allait la rencontrer, même si cela devait lui donner les pires cauchemars dans les jours qui suivraient.
Cependant, tout cela se passerait demain. Ce soir, elle avait besoin d’un en-cas tardif. Pendant qu’elle se rendait à la cuisine en boitant, Ari alla prendre une douche. Il était courtier en marchandises et avait un rendez-vous à 6 heures le lendemain avec l’équipe de la Côte Est. Donc, il prévoyait de se lever, de s’habiller et d’arriver tôt au bureau.
Entendant l’eau se mettre à couler dans la chambre principale au fond du couloir, Morgan fouilla dans le réfrigérateur. Elle voulait quelque chose d’appétissant, mais de pas trop lourd. Il y avait de la dinde en tranches, qu’elle décida de rouler pour en faire une tortilla avec un peu de moutarde épicée. Ça devrait lui permettre de tenir jusqu’au matin.
L’idée d’aller travailler le lendemain après avoir rencontré Jessie lui inspirait un mélange complexe d’enthousiasme et de terreur. La conférence s’était bien déroulée et elle était impatiente de mettre en pratique certains des nouveaux programmes qu’elle avait découverts.
Le refuge pour sans-abris où elle travaillait à Venice était un pilier de la communauté, mais il était aussi lent à adopter les nouvelles techniques d’entrée en contact avec les populations à risque. Pour une partie de la ville aussi stylée et avant-garde, le programme de soins qu’ils employaient était étonnamment traditionnel.
Même si elle était enthousiaste à l’idée de proposer quelque chose de nouveau, elle craignait tout autant de revenir à l’endroit où elle avait été enlevée. Demain, elle y reviendrait pour la première fois après s’être remise à la maison pendant les quelques dernières semaines.
Le refuge avait embauché un vigile supplémentaire pour escorter le personnel entre le