patrie pour lui. Nous causâmes des rues silencieuses où poussait l'herbe près de l'Evêché, et des gens qui eurent comme nous le sort de naître dans cette ville; l'idée que Pilatre des Roziers, l'aéronaute, fut notre compatriote, lui fut agréable, mais le voisinage futur dans le Bouillet avec Ambroise Thomas le laissa plus froid.
C'est Nancy qui a assumé la tâche de remplacer Metz et d'en recueillir les nationaux illustres. Nous fûmes, de ce chef, un certain nombre réunis un jour chez M. Poincaré, sous la présidence de M. André Theuriet, de l'Académie française; il s'agissait d'avoir des idées et de dresser vite les bustes de Goncourt et celui de Verlaine dans ce beau jardin de la Pépinière, encore que ces hommes de valeur n'avaient point paré l'Académie de leur reflet plus radieux que celui des palmes vertes. M. Roger Marx avait acquis le concours de Carrière pour un buste de Verlaine qui eut été digne du beau portrait qu'il a peint. Mais dans cette ville, livrée aux plus basses menées nationalistes et à un dégoûtant antisémitisme, on n'a pas le temps de fêter des artistes.
Je fis part à Verlaine de mon intention de publier dans La Vogue des œuvres de Rimbaud autres que celles qui figuraient dans les Pactes Maudits, et supérieures aux Premières Communions que le premier numéro de La Vogue avait données d'après une copie. Il s'agissait de retrouver le manuscrit des Illuminations. Verlaine l'avait prêté pour qu'il circulât, et il circulait. Au dire de Verlaine, ce devait être dans les environs de Le Cardonnel qu'on pouvait trouver une piste sérieuse; c'était vague; heureusement Fénéon, consulté par moi, se souvint que le manuscrit avait été aux mains de M. Zénon Fiére, poète et son collègue aux bureaux de la guerre dont Fénéon faisait alors un petit musée impressionniste et un bureau d'esprit à parois vertes, avant qu'il en fît un arsenal, comme assermenté, des anarchistes. Entre temps Fénéon apprenait à tous ses confrères, comme lui commis au bon ordre du recrutement, à trousser cordialement le sonnet, et ce n'est pas une idée sans valeur que d'avoir voulu rendre le sonnet corporatif et bureaucratique. Fénéon apprit de M. Zénon Fiére que le manuscrit était entre les mains de son frère, le poète Louis Fiére; nous l'eûmes le soir même, le lûmes, le classâmes et le publiâmes avec empressement. Verlaine fit une petite préface, pour le tirage à part, étant le seul ayant droit, et ce fut parce qu'il ne se dépêcha point à en écrire une pour la Saison en enfer que le tirage à part, préparé, n'en fut point fait; les Illuminations, sous leur forme de brochure, après qu'un service assez copieux en eût été fait, n'eurent de quelques semaines qu'un seul acheteur; ce fut M. Paul Bourget, à ce que m'apprit le dépositaire, M. Stock.
Concurremment à la publication de La Vogue ou un peu après, diverses plaquettes paraissaient dont le but était de répondre à des attaques de juges sévères, ou de fournir quelques explications, car il arrivait que nous en sentions l'opportunité. Ces cahiers parurent pour la plupart chez Léon Vanier, alors le grand éditeur des symbolistes, des décadents, avec Verlaine en étoile sur son catalogue. Ainsi fut donné l'Art symboliste de Georges Vanor qui contient des renseignements techniques sur l'esthétique symboliste. Le brillant conférencier était alors un aède jeune et enthousiaste, très intelligent et son petit bouquin, qui demeurera une pièce curieuse, eût été parfait, s'il n'avait jugé nécessaire de couronner le livre par une glose à lui spéciale du symbolisme qu'il désirait chrétien. Cette vue a un peu contribué, ainsi que certaines des théories d'antan de Paul Adam, à entacher le symbolisme, pour certains, de mysticisme occultiste. Mystiques, nous l'étions dans un certain sens, par notre poursuite de l'inconnaissable et de la nuance imprécise; occultistes non pas, au moins ni M. Jean Moréas ni moi. Mais de même que pour le gros public les décadents, les auteurs difficiles, c'était tout un énorme groupe, un peuple d'écrivains qui englobait Goncourt, Villiers de l'Isle-Adam, Poictevin, Rosny, tous les discutés, tous les méconnus, tous les passionnés d'écriture artiste, ou plutôt d'écriture expressive et de forme nouvelle, les occultistes, les symbolistes, les anarchistes aussi ce fut, pour ce même public, une masse en marche. La foule apercevait un brouillard bariolé, avec des lueurs indécises de fanal au-dessus d'une marche naturellement un peu cahotante, et voyait passer sa génération montante, comme dit Rosny, en groupes voisins, mêlés par des conversations engagées, plus indistincts à des haltes où on confrontait des idées et où l'on discutait ensemble, plus confus de la présence d'indépendants égaillés au long des groupes. Longtemps nous ne pûmes espérer prouver à un critique que nous n'étions pas des Rose-Croix; on nous objectait que les Rose-Croix se déclaraient symbolistes, que Péladan c'était presque Paul Adam. Il fallait expliquer qu'il y avait symbole et symbole, symbole religieux, symbole pour Rose-Croix, symbole pour symboliste, variété de symboles pour chaque symboliste; le critique hagard reculait, et s'en allait répétant: les symbolistes sont des occultistes; plus tard, en 1895, lorsque parut mon livre La Pluie et le beau Temps qu'épigraphiait une belle phrase de La Mettrie, le matérialiste pur, dont j'aimai fixer le nom sur un de mes livres, des interviewers qui, justement, venaient d'être chargés de savoir si la littérature était mystique, religieuse ou pas, vinrent me voir; et quoique je leur en ai dit, quoique je leur ai fait remarquer le nom de La Mettrie, et que j'ai cru devoir leur expliquer à peu près ce qu'il avait été, rentrés à leur journal ils se recueillirent, et conclurent que, plein de mysticisme religieux, je le prouvai en parant ma couverture d'une phrase de La Mettrie, éminemment religieuse et occultiste. Tant le préjugé a de force et roule l'évidence comme paille dans le torrent.
A un autre temps, nous fûmes d'un bloc, des anarchistes; on le crut de tous, sans nuance, avec une égale fermeté, avec cette certitude infrangible qui caractérise les reporters. Après l'acte de Vaillant, un journal boulevardier, celui qui règne sur les élégances, le Gaulois, crut bon de réunir dans sa salle des dépêches les portraits des anarchistes intellectuels.
Une des lumières du journal, j'aime à le croire, fut détachée chez Vanier, à cette fin d'y prendre et d'en rapporter une collection des Hommes d'Aujourd'hui, intéressante publication hebdomadaire où Verlaine écrivit passablement, qui donnait des biographies et des portraits-charges des hommes du jour, avec plus ou moins de précision et de certitude; l'antichambre publique du Gaulois offrit plusieurs jours à la foule, à côté des images de Laurent Tailhade et de moi, pour lesquels cette attribution d'idées était juste, celle, par exemple, de M. Jean Moréas, qui je pense n'énonça jamais la moindre opinion politique, et s'éloigne de toute question sociale de toute la vitesse de sa trirème. Ceci dit, pour réduire à ses proportions exactes la responsabilité de Georges Vanor dans la comédie des erreurs qui se joua toujours, en ces temps lointains, à propos de nous.
Le Glossaire de Plowert, petit dictionnaire à l'usage des gens du monde, moins curieux à certains égards, le fut beaucoup plus à d'autres. Plowert est le nom d'un manchot qui évolue non sans grâce dans un roman de Moréas et Paul Adam, de leur plus vieille manière. Il parut piquant sans doute à Paul Adam de mettre le nom d'un héros à un seul bras, sur la couverture d'un petit volume qui allait être écrit par une demi-douzaine de dextres, car Paul Adam n'entendait pas se risquer à donner des néologismes de ses collègues, des interprétations hasardées et éloignées de la plus exacte précision. Il avait la connaissance des bonnes méthodes érudites et aussi des habitudes du journalisme (il y fut toujours expert), il résolut donc d'avoir recours à l'interview, et de nous demander à chacun le choix de nos mots nouveaux, mais point de cette façon verbale de l'interview ordinaire qui laisse tomber des détails, mais de façon scripturaire et, pour ainsi dire, ferme.
L'idée de ce glossaire avait été engendrée chez Paul Adam par une commande à moi faite. Un jeune éditeur, M. Dupret, qui, après avoir mis au jour quelques plaquettes curieuses, s'alla retremper dans un fructueux commerce de bois, avait reçu de moi l'offre d'une sorte de grammaire française, avec rhythmique, projet que je reprendrai quelque jour de loisir un peu large. Comme il n'éditait résolument que de petites plaquettes in-32, M. Dupret me proposa d'en éditer les derniers chapitres (nous raisonnions sur plan) ceux qui auraient trait à l'époque que nous traversions, c'eût été une petite grammaire et rhythmique symboliste. Mon indolence était alors assez grande pour qu'il n'existât, de longtemps, de ce petit livre, qu'un schéma détaillé. J'avais conté le fait de la prochaine éclosion de ce livre à mes camarades, et par conséquent à Paul Adam.
Le lendemain, Adam vint nous trouver, quelques-uns,