artistement. Ce fut grâce à lui que nous fûmes réguliers; les articles de critique d'art qu'il nous donna font regretter qu'il s'abstienne depuis longtemps d'écrire.
La Vogue avait été une revue de combats et malgré qu'on n'ait pas songé à prendre de temps d'une exposition de théories, une revue théorique, au moins par les exemples. Ces revues, purement littéraires, ne durent pas. La mienne eut trente et un numéros, et puis s'arrêta. Il y eut une seconde série, encore plus brève, en 1889.
La Vogue avait fait le départ entre les symbolistes et les décadents. Elle avait reçu des adhésions et des sympathies multiples, entre autres hors frontières celle d'Emile Verhaeren, alors le poète des beaux alexandrins des Flamandes et des Flambeaux noirs. Elle ne faisait que camarader avec des esprits distingués, mais autrement orientés, comme M. Charles Morice dont un bon livre de critique (sauf divergences) présenta un bon tableau de la littérature de cette heure. Laurent Tailhade n'y écrivit pas, parce qu'absent en longue villégiature durant ce semestre et demi que la revue vécut. Maurice Barrès, alors rédacteur au Voltaire, préparait ses livrets et ses préoccupations n'étaient pas identiques aux nôtres; le côté art pur de notre revue l'effarait un peu et nous nous étonnions de ses désirs multiples; nous eûmes aussi des ennemis, je ne m'arrête pas à énumérer des chroniqueurs, c'est à peu près les mêmes que maintenant; mais parmi les poètes, de ceux qu'on rencontrait chez Mallarmé, nous soulevâmes un adversaire, M. René Ghil.
M. René Ghil se partageait alors entre le sonnet, l'esthétique et l'épopée. Ses sonnets, il y en a de pires, son épopée, je n'en parle pas, parce que si je ne l'aime pas ce n'est pas une raison pour en dégoûter les autres, et aussi parce que je n'y attache point une extrême importance. Son esthétique c'était l'instrumentation colorée ou l'instrumentation verbale, un commentaire extraordinaire du sonnet des voyelles d'Arthur Rimbaud, une adaptation d'Helmholtz, téméraire héroïque. M. René Ghil était d'une parfaite bonne foi, et l'allure du symbolisme, en ce manifeste de M. Moréas et de M. Adam, et dans La Vogue, lui parut attentatoire; il voulut avoir sa tribune, et fonda, avec M. d'Orfer, la Renaissance, ainsi nommée, je pense, à cause des similitudes que M. Ghil a de tout temps reconnues entre lui et Guillaume-Salluste Du Bartas. De là, il fulmina contre tous l'excommunication majeure, puis la Renaissance ayant été éphémère parmi les éphémères, il fonda les Ecrits pour l'art, où l'on se publiait entre amis, œuvres et portraits. M. de Régnier et M. Vielé-Griffin y parvinrent pour la première fois, de façon publique à l'héliogravure.
Le mot symbolisme avait pris dès lors sa carrure et son sens. Ce n'était pas qu'il fut très précis, mais il est bien difficile de trouver un mot qui caractérise bien des efforts différents, et symbolisme valait à tout prendre, romantisme. Paul Adam proposait d'écrire un dogme dans le symbole; le mot dogme répugnait à des tempéraments plutôt anarchistes et critiques comme le mien; c'était Mallarmé qui avait surtout parlé du symbole, y voyant un équivalent au mot synthèse et concevant que le symbole était une synthèse vivante et ornée, sans commentaires critiques. L'union entre les symbolistes, outre un indéniable amour de l'art, et une tendresse commune pour les méconnus de l'heure précédente, était surtout faite par un ensemble de négations des habitudes antérieures. Se refuser à l'anecdote lyrique et romanesque, se refuser à écrire à ce va-comme-je-te-pousse, sous prétexte d'appropriation à l'ignorance du lecteur, rejeter l'art fermé des Parnassiens, le culte d'Hugo poussé au fétichisme, protester contre la platitude des petits naturalistes, retirer le roman du commérage et du document trop facile, renoncer à de petites analyses pour tenter des synthèses, tenir compte de l'apport étranger quand il était comme celui des grands Russes ou des Scandinaves, révélateur, tels étaient les points communs. Ce qui se détache nettement comme résultat tangible de l'année 1886, ce fut l'instauration du vers libre. Elle est présentée très judicieusement et très exactement par M. Albert Mockel dans ses Propos de littérature, et trop bien pour que je n'y renvoie pas le lecteur.
Ce fut au début de la publication de La Vogue que j'allais voir Paul Verlaine. Si Verlaine eût été en France, avant 1880, alors qu'il était parfaitement méconnu, nul doute que je n'eusse cherché à lui témoigner mon admiration, parmi celles peu nombreuses qu'il comptait. Mais, à mon retour en France, il était en pleine gloire. Il ne m'attirait pas d'ailleurs aussi complètement que Mallarmé; on pouvait penser que le meilleur et même tout de lui était dans ses livres. Quoiqu'il en soit, j'attendis une occasion et ce fut pour lui demander sa collaboration à La Vogue que je l'allai voir.
C'était Cour Saint-François, presque Cour des Miracles. Sous le tonnerre intermittent du chemin de fer de Vincennes, à côté des boutiques aux devantures à plein cintre, une petite impasse; un chantier de bois appuyait contre le viaduc de longs madriers et des échafaudages savants de poutres équarries décorait l'horizon d'une petite boutique de marchands de vins, où je trouvais Verlaine uniment placé devant un verre; il m'en offrit la rime, car sa plaisanterie était demeurée banvillesque. Il voulut bien me dire, en exagérant amicalement, qu'il connaissait ma jeune réputation, et à ma demande de copie, il répondit par des phrases modestes; pourtant il constata que c'était là une consécration, et que c'était la récompense de la vie, au début d'une vieillesse infirme, de s'entendre dire par des jeunes hommes qu'on avait bien fait, et qu'on pouvait être revendiqué par eux, en tant qu'exemple quoiqu'indigne, et presque traité de dieu, comme un ancêtre. Je voulus lui spécifier ce que j'attendais de lui, c'était une suite à ses Poëtes maudits que je savais en train. Verlaine, d'abord, rompit les chiens, biaisa, me parla de Mallarmé dont il me savait le fidèle, me récita des vers de Mallarmé avec de curieuses intonations grandiloquentes, et nous esthétisâmes pour le plaisir d'esthétiser, et de se trouver des points communs. Il me raconta son retour à Paris, et puis ses chagrins, une partie au moins; là dessus un petit bonhomme, un gosse passait, fin et svelte, grêle même. Verlaine l'appela, lui donna un sou pour en user avec magnificence, me dit: j'en ai fait un Pierrot, et récita une courte pièce fort jolie; craignant d'avoir paru trop homme de lettres, et soucieux d'offrir la réciprocité, comme excuse, il s'informa de mes derniers vers, mais je le ramenais à notre sujet qui était lui, et ce qu'il voudrait bien donner à La Vogue. Verlaine me parla de son portrait de Desbordes Valmore, et alla quérir non point son article, mais les œuvres de Desbordes Valmore, mit son lorgnon, leva la tête et, paraissant lire par dessus son lorgnon, droit à l'orifice de son corridor, dans une vieille redingote bleue qui avait des aspects de lévite, il me lut en pleurant quelques beaux poèmes. Cette affaire conclue et des vers promis, une lettre donnée pour prendre chez Vanier le manuscrit de l'article, je pris congé, trop tôt à mon gré et ne songeais qu'au dernier moment à assurer Verlaine d'une infime rétribution, unique dans les habitudes de la Revue; il n'y avait pas pensé, et m'affirma qu'il n'en touchait pas d'habitude de supérieure.
Je le revis souvent Cour Saint-François. Dans ce pittoresque quartier populaire, il s'était créé une vie, il contait ses joies matinales à aller clopin-clopant chercher ses journaux place de la Bastille, et assister au chassé-croisé, alors déjà considérable, des omnibus, au passage ouvrier du faubourg Saint-Antoine. Il m'expliqua un jour, et je regrette de ne m'en point souvenir exactement, le plan d'un Louis XVII. Il n'était point tous les jours d'humeur égale et je déclinai de publier des pamphlets très courts et très vifs qu'il eut aimé décocher à qui de droit, c'est-à-dire à Mme Verlaine. Il me conta beaucoup de ce qu'il a écrit dans les Confessions (je sais bien que je ne suis pas le seul à avoir recueilli ces confidences) mais avec un brio, un relief que je n'ai pas retrouvé dans son livre, notamment une promenade au matin dans Paris insurgé, et une lecture de la proclamation du gouvernement de la Commune, à son gré si belle, si fière et tout émanée d'anonymes, ce qui en rehaussait la valeur. Il avait rencontré ces jours-là Goncourt en garde national (ça lui paraissait très drôle). Nous étions compatriotes, étant tous deux nés à Metz, lui par accident; car son père était capitaine du génie qui avait alors comme garnisons Arras, Metz et Montpellier, en sorte que Paul Verlaine eut pu naître félibre; son vrai pays était l'Ardenne.
Il se rappelait fort bien impressions d'enfance, assez identiques aux miennes (la ville de province change si peu) de l'Esplanade, dont, hasard amusant, c'est Gérard de Nerval qui parla le premier dans la littérature, de l'Esplanade, superbe terrasse