Eugène François Vidocq

Les vrais mystères de Paris


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mauvais lieux, c'est tout simple; mais comme il faut avant tout donner à la belle comtesse une bonne opinion de ma personne, je vais lui faire remettre ce carnet dans lequel j'ai trouvé ses cartes et ces deux billets de mille francs.

      Le marquis, qui tout en conversant avec Roman, avait écrit quelques mots sur une feuille de papier ambré et timbré à ses armes, mit le carnet, les deux billets de banque et sa lettre sous enveloppe, puis il sonna; un domestique vêtu d'une élégante livrée se présenta.

      —Rendez-vous, lui dit-il, chez madame la comtesse de Neuville, vous lui ferez remettre ceci; si l'on vous interroge, vous ne répondrez rien, vous ne direz même pas à qui vous appartenez.

      Le domestique s'inclina et sortit.

      Roman soupira lorsqu'il fut dehors; la restitution de ces deux billets de mille francs lui paraissait une chose monstrueuse.

      Le marquis de Pourrières et Roman continuaient la conversation dont nous venons de donner le commencement, lorsque l'on annonça le vicomte de Lussan.

      —Faites entrer, s'écria le marquis, Richard ne pouvait arriver plus à propos, ajouta-t-il en s'adressant à Roman.

      Le vicomte de Lussan était un beau jeune homme, d'une taille de beaucoup au-dessus de la moyenne, mais que faisait excuser l'extrême aisance et la grâce parfaite de ses manières.

      —Bonjour, marquis, dit-il en saluant de Pourrières avec une politesse tout à fait aristocratique: vous le voyez, je suis exact; je vous apporte votre part et celle de votre fidèle Achate, ajouta-t-il en souriant gracieusement à Roman.

      —Y a-t-il gras[188]? répondit celui-ci.

      —Vraiment, mon cher Roman, s'écria le vicomte de Lussan, vous êtes insupportable; ne pouvez-vous, lorsque nous sommes entre nous, employer le langage des honnêtes gens; je ne sais si vous êtes comme moi, Marquis, mais je ne puis entendre prononcer un mot d'argot sans me sentir les nerfs agacés.

      —Allons, cher vicomte, ne faites pas la guerre à ce pauvre Roman et parlons d'affaires. Que nous apportez-vous?

      —Deux mille francs pour vous et Roman.

      —Ce n'est guère, dit celui-ci.

      La moisson au bal de l'Opéra n'a pas été aussi bonne que nous l'espérions, Maladetta et Lion ne se sont pas trouvés à leur poste.

      —Cela m'étonne, dit encore Roman, Maladetta et Lion sont ordinairement très-exacts.

      —Leur absence nous a été très-préjudiciable; Robert et Cadet-Vincent ont été assez heureux; ils ont dévalisé complètement la boutique d'un petit orfévre de la rue Pastourelle; les deux enfants et Lasaline ont rapporté quelques manteaux; on a retiré du tout six mille francs, le tiers pour vous et Roman, mille francs pour moi, le reste a été partagé entre les autres.

      —Les charrieurs à la mécanique et les autres ont-ils rapporté quelque chose?

      —Ils ne sont pas sortis. Vraiment, marquis, vous devriez nous débarrasser de cette canaille.

      —Pourquoi? ce sont des gens intrépides qui se contentent de peu et qui seront très-utiles si l'occasion de les employer se présente. Mais parlons d'autre chose. Vous connaissez sans doute, vous qui êtes reçu dans la bonne compagnie, madame la comtesse de Neuville?

      —Je suis de toutes ses réunions.

      —Ainsi vous pouvez me présenter chez elle.

      —Non pas chez elle, cher marquis, mais chez la marquise de Villerbanne, tante de son mari; mais, permettez... pour quelles raisons désirez-vous être présenté à madame de Neuville?

      —Cette comtesse ressemble à la Nichon, dit Roman... Et Pourrières qui l'a vue par hasard est devenu amoureux d'elle.

      —Diable, diable, mais c'est que moi aussi je suis presque amoureux de madame de Neuville et je ne sais si je dois donner à de Pourrières des armes pour me combattre.

      —Comment, vicomte, vous me craignez!

      —Oh! ce n'est pas sans peine que je ferai ce que vous désirez.

      —Allons donc, mon cher de Lussan, nous agirons chacun de notre côté, le plus heureux ou le plus adroit réussira; mais comme vous êtes plus jeune et beaucoup plus joli garçon que moi, toutes les chances sont en votre faveur.

      —Je le souhaite, cher marquis... Au reste, ce que vous désirez sera fait.

      Roman, qui depuis quelques instants lisait un journal qu'il avait pris sur le bureau du marquis, jeta tout à coup un cri de surprise:

      —Qu'y a-t-il donc? demandèrent en même temps de Pourrières et de Lussan.

      —Je ne suis plus étonné de ce que Maladetta et Lion ne se sont pas trouvés à leur poste! dit Roman... Ils sont morts.

      —Morts! s'écria de Lussan.

      —Oui, morts! ajouta Roman, tout ce qu'il y a de plus mort, écoutez ceci:

      «Paris, 10 février 1839.

      »Une jeune femme douée de la plus agréable physionomie, habitait avec un jeune homme, un modeste logement de la rue des Lions Saint-Paul. Depuis quelque temps, cette jeune femme qui s'était d'abord fait remarquer par sa pétulance et sa vive gaieté, était triste, et souvent ses voisines remarquèrent le matin l'extrême pâleur de son visage et la trace de larmes répandues, sans doute, pendant la nuit.

      »Elle ne répondit jamais aux questions obligeantes qui lui furent adressées. On sut cependant bientôt, que le jeune homme avec lequel elle vivait la maltraitait d'une manière horrible.

      »Hier, dans la matinée, elle eut avec lui une violente altercation durant laquelle une voisine, qui, attirée par le bruit, s'était approchée de sa porte, entendit distinctement le jeune homme prononcer ces mots: Je ne changerai pas de conduite pour te plaire.» Cette voisine ne put en entendre davantage. La porte de l'appartement dans lequel se trouvaient les deux jeunes gens, fut ouverte avec précipitation et le jeune homme sortit en disant: «Ne m'attends pas cette nuit, je vais au bal de l'Opéra.»

      »Sur les neuf heures du soir, un homme que l'on croit être un ouvrier serrurier, qui portait sur l'épaule cette trousse que l'on nomme communément le sac en ville, et qui tenait à la main un marteau, vint demander dans la maison une demoiselle Elisabeth Neveux. La portière répondit que ce nom lui était inconnu, mais l'ouvrier dépeignit si exactement la physionomie, les allures, le costume habituel de la personne à laquelle il donnait le nom d'Elisabeth Neveux, que la portière l'envoya chez la jeune femme dont nous parlons, qui n'était connue dans la maison que sous le nom de madame Lion.

      »L'ouvrier était chez elle depuis environ une heure et demie, lorsque le sieur Lion rentra, accompagné d'un jeune Italien nommé Maladetta, qui venait souvent le voir. Ces jeunes gens n'étaient pas ivres, mais on pouvait sans peine s'apercevoir qu'ils avaient copieusement dîné.

      »Quelques instants après, on entendit dans l'appartement du sieur Lion, le bruit des sanglots de la jeune femme, puis des cris perçants. Les voisins accouraient, lorsqu'un homme, l'ouvrier qui était venu demander la dame Lion sous le nom d'Elisabeth Neveux, descendit l'escalier renversant tout ceux qui voulurent s'opposer à son passage et prit la fuite.

      »Un horrible spectacle vint épouvanter les regards des premières personnes qui entrèrent dans l'appartement du sieur Lion, les deux hommes que moins d'une demi-heure auparavant, on avait vus pleins de vie et de santé, étaient étendus sur le carreau, morts tous deux et horriblement défigurés par les effroyables blessures qu'ils avaient reçues.

      »La justice a été immédiatement avertie et un substitut de monsieur le procureur du roi s'est rendu sur les lieux, accompagné d'un juge d'instruction.

      »La jeune femme a été mise sous la main de la justice; cependant les circonstances qui paraissent avoir accompagné cet abominable assassinat ne sont pas de nature à démontrer