c'est la rencontre de nos frères d'armes de la brigade du Beausset, dès que nous aurons atteint la forêt de Cuges, nous serons sauvés.
Lorsqu'il ne fait ni trop chaud ni trop froid, messieurs les gendarmes, si cependant ils n'ont rien de mieux à faire, montent à cheval vers le soir et parcourent les environs de leur résidence.
Duchemin, parfaitement au courant des habitudes de ces messieurs, croyait ne devoir rien redouter, attendu qu'il tombait, lorsqu'il quitta le bois avec ses deux compagnons, une de ces pluies continues, qui, dans les contrées méridionales, paraissent plus froides et plus désagréables que partout ailleurs.
Malheureusement pour les fugitifs, le brigadier de la gendarmerie du Beausset, venait de se disputer avec sa ménagère, cela l'avait mis de très-mauvaise humeur, et comme il fallait nécessairement qu'il en fît supporter les effets à quelqu'un, il choisit de préférence ses gendarmes qui se trouvaient sous sa main, il les fit donc monter à cheval et les emmena faire patrouille.
Les fugitifs sortis du bois dans lequel ils avaient passé une partie de la journée, suivirent, tant que cela leur fut possible, des sentiers et des chemins de traverse; enfin la nuit étant tout à fait venue et ne se trouvant plus qu'à un quart de lieue de Beausset, ils crurent devoir rejoindre la grande route; ils y arrivaient lorsqu'ils rencontrèrent la patrouille commandée par le brigadier dont nous venons de parler; la surprise leur fit faire un mouvement; cependant, ils ne perdirent pas contenance et continuèrent leur route en hâtant le pas, après un bonjour, camarades, prononcé par Duchemin avec un accent qui n'accusait pas la plus légère émotion.
Ils croyaient avoir esquivé ce mauvais pas, mais ils furent bientôt cruellement détrompés, le brigadier s'était tout à coup rappelé les coups de canon qui avaient retenti dans la journée, et comme il ne trouvait dans sa mémoire aucun nom à appliquer sur les physionomies des gendarmes qu'ils venaient de rencontrer, lesquels devaient cependant appartenir à la résidence de Toulon, il lui vint dans l'esprit une foule de soupçons qu'il voulut éclaircir.
—Camarades! cria-t-il aux prétendus gendarmes qui avaient déjà fait assez de chemin, camarades, arrêtez-vous un instant, nous désirons vous parler.
—Faut-il courir, demanda Salvador à Duchemin, faut-il nous arrêter?
—Il faut continuer à marcher du même pas, ils croiront que nous ne les avons pas entendus et peut-être qu'ils nous laisseront tranquille.
—Regardez dit Servigny.
—Salvador et Duchemin, tournèrent la tête en arrière, les gendarmes sur l'ordre de leur brigadier avaient tourné bride, et ils arrivaient au galop en manœuvrant de manière à couper la retraite à ceux qu'ils soupçonnaient, si cela devenait nécessaire.
—De l'atout et rif sur la cogne, s'écria Salvador ou nous sommes paumés[205]; à moi le brigadier. Il fit feu et le pauvre vieux soldat tomba frappé d'une balle dans la poitrine; Duchemin avait imité Salvador et un gendarme avait éprouvé le même sort que le brigadier.
Servigny s'étant débarrassé des liens qui ne l'attachaient qu'en apparence, se sauvait d'un côté, Duchemin et Salvador qui, tout en courant rechargeaient leurs armes, et qui savaient où se retrouver s'ils échappaient au danger qui les menaçait, avaient pris chacun une direction opposée. Les deux gendarmes échangèrent quelques coups de carabine avec ces deux bandits, mais l'un d'eux ayant été blessé légèrement, et ceux qu'ils poursuivaient s'étant engagés au milieu des terres labourées, dans lesquelles ils ne pouvaient les suivre sans abandonner leurs chevaux, et renoncer à secourir les blessés, ils cessèrent de poursuivre les fugitifs, et retournèrent sur la grande route relever leurs camarades.
Salvador et Duchemin purent donc arriver à une auberge isolée, située à peu de distance au delà du Beausset, dans laquelle Mathéo avait déposé pour eux tout ce qui leur était nécessaire pour changer de costume.
Il y a dans toutes les provinces, et surtout aux environs des villes où se trouvent des bagnes et des maisons centrales, des auberges tenues par un hôtelier franc du collier, et prêt à tout faire pourvu qu'il y trouve son compte. L'homme qui tenait celle où Salvador et Duchemin trouvèrent ce qui avait été déposé pour eux, était affilié à la bande qui en ce moment infestait depuis plusieurs année la forêt de Cuges et il lui rendait, parce qu'il y trouvait son compte, les plus importants services.
Duchemin et Salvador, après une nuit de repos se remirent en route, lestés d'un excellent déjeuner, pourvus de deux bonnes montures, et vêtus convenablement; ils gagnèrent la forêt de Cuges sans rencontrer plus d'obstacles.
Duchemin qui connaissait les lieux puisque, ainsi que nous l'avons dit précédemment, c'était lui qui était chargé de vendre à Toulouse et dans d'autres villes, le butin de la bande, rencontra facilement ceux qu'il désirait revoir.
On lui fit l'accueil le plus amical, et pendant plusieurs mois il partagea, ainsi que Salvador, les nobles travaux de ses anciens amis.
La bande était composée en grande partie d'habitants du pays, les uns meuniers, les autres cultivateurs ou tisserands, ceux qui comme Duchemin et Salvador n'étaient pas établis dans le pays, se cachaient tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, le chef de la bande, (qui formait un effectif de dix hommes y compris les nouveaux venus) réunissait souvent chez lui, ses subordonnés soit pour procéder aux partages du butin, soit pour leur donner connaissance des faits qui pouvaient intéresser leur sûreté.
L'aubergiste du Beausset l'ayant fait prévenir un jour qu'une battue générale devait être faite dans la forêt de Cuges par plusieurs brigades de gendarmerie, le chef convoqua toute la bande afin de lui faire part de cette nouvelle; Salvador et Duchemin, n'arrivèrent que très-tard à la maison du chef, ils frappèrent, personne ne leur répondit, cependant la pièce dans laquelle devaient avoir soupé leurs camarades, paraissait éclairée. La maison avait une seconde porte, connue seulement des affidés, et qui avait été pratiquée afin qu'ils pussent se sauver dans la campagne en cas d'alerte; cette porte était ouverte, ce qui surprit étrangement Duchemin.
—Entrons, lui dit Salvador, il doit s'être passé ici quelque chose d'extraordinaire.
—Entrons répondit Duchemin, après avoir examiné si ses pistolets étaient en bon état.
—Ils entrèrent dans la maison, et arrivèrent sans rencontrer d'obstacles dans la pièce éclairée.
—Le chef, sa femme, ses deux filles et leurs sept camarades, étaient étendus pêle-mêle sur le sol.
—Ils sont morts ivres dit Salvador et il s'approcha de l'un d'eux. Mort! s'écria-t-il; puis regardant successivement tous les autres:
—Morts! ils sont tous morts! que veut dire ceci.
—Cela veut dire, répondit Duchemin, qui avait à son tour examiné les cadavres, que notre ami Mathéo vient de faire la besogne du Taule[206].
—Salvador et Duchemin ne pouvaient plus rester dans ce pays: après avoir pris le peu d'argent qu'ils trouvèrent dans la ferme, ils dirent adieu à la Provence et se dirigèrent vers Paris où nous allons les retrouver.
Nous dirons plus tard ce qui arriva à Servigny.
VIII.—Un tapis de la Grande Bohême.
Les lieux où se dessinent d'une manière plus franche et plus décidée que partout ailleurs les innombrables variétés des mœurs nationales, sont sans contredit les cafés. Chacun de ces établissements, à part cette masse d'individus qui n'ont point de physionomie et que l'on rencontre partout, a ses habitués, ses mœurs et ses usages. Un Anglais qui voyageait en France en véritable gentleman, fut un jour forcé, par suite d'un accident arrivé à sa chaise de poste, de s'arrêter dans la plus mauvaise auberge d'un pauvre village des Pyrénées; une