l'intention de se fixer dans notre ville, car elle n'a pas monté sa maison et se contente depuis qu'elle est ici du plus bel appartement de l'hôtel des Ambassadeurs: cependant ses équipages, qu'elle a fait venir de Paris, excitent à la fois l'admiration et l'envie de toutes nos merveilleuses.
Le caractère assez extraordinaire, les habitudes originales de cette marquise (elle fume, fait des armes comme le meilleur élève de Mathieu Coulon, et est aussi bonne écuyère que Baucher) auraient suffi pour que toutes les portes se fermassent devant elle, si la renommée aux cent voix n'avait pas pris le soin de nous apprendre son histoire.
La marquise de Roselly venait on ne sait d'où lorsqu'elle débuta au grand théâtre de Marseille sous le nom de Silvia.
—Silvia! s'écria Salvador en interrompant le narrateur; Silvia!
—Vous connaissez la marquise de Roselly?
—Pas précisément, mais j'ai beaucoup entendu parler de la cantatrice Silvia.—C'est singulier, se disait Salvador qui se rappelait ce que lui avait raconté Servigny pendant son séjour au bagne de Toulon, et ce qu'il avait entendu au dîner donné à Paris par le marquis Alexis de Pourrières.
—Continuez, je vous en prie, dit-il après quelques instants de silence.
—«Je vous disais donc, continua le narrateur, que Silvia venait on ne sait d'où lorsqu'elle débuta au grand théâtre de Marseille. Comme elle est douée d'un talent incontestable et d'une beauté que vous êtes à même de juger, elle obtint les plus brillants succès, et bientôt elle compta autant d'adorateurs qu'il y avait à Marseille de jeunes gens riches et bien tournés. Après une liaison avec un jeune homme de Paris dont le nom m'échappe, liaison dont les suites furent fatales à ce malheureux, qui paya de sa liberté et de son honneur le bonheur bien fugitif d'avoir serré une femme jolie entre ses bras, elle fit la connaissance du marquis de Roselly, noble seigneur vénitien; cet Italien, à ce qu'il paraît, n'avait point de cervelle, car trois mois ne s'étaient pas écoulés qu'au grand étonnement de tous les oisifs de Marseille, Silvia, après avoir payé un énorme dédit à son directeur, quitta le théâtre et annonça à tout le monde qu'elle allait épouser son adorateur.
»On crut d'abord que les espérances de la jeune actrice ne se réaliseraient pas; on ne pouvait croire qu'un aussi noble gentilhomme que le marquis de Roselly se déterminerait à épouser une fille de théâtre dont la réputation était plus qu'équivoque, cependant au jour indiqué, le mariage fut célébré avec beaucoup de pompe.
»Silvia, devenue marquise, ne changea ni de caractère, ni de conduite, et son mari s'étant noyé à la suite d'une promenade sur l'eau, elle ne parut pas trop affligée de la perte qu'elle venait de faire, et après un voyage qu'elle fit en Italie pour recueillir ce qui lui revenait des biens du marquis de Roselly, elle reparut à Marseille, et, sans attendre que l'année de son deuil fût expirée, elle remonta sur les planches du grand théâtre; une insensibilité si ouvertement affichée révolta tout le monde, et au lieu des bravos et des transports d'admiration qui avaient accueilli ses débuts, elle ne récolta cette fois que des huées et des sifflets. Les quelques amis qui lui restaient, une femme jolie, quels que soient ses vices, en a toujours quelques-uns, affirmèrent, que la succession de son mari étant composée en grande partie de biens domaniaux qui, suivant les lois qui régissent le royaume Lombard-Vénitien, retournant à l'Etat à défaut d'héritier du sang, c'était la nécessité qui la forçait à suivre de nouveau la carrière dramatique, mais ce fut en vain, elle fut forcée de quitter Marseille. Ce fut alors qu'elle vint ici.
—Mais si vraiment elle n'a pas de fortune, dit Salvador à celui de ses nouveaux amis qui venait de lui apprendre ce qui précède, quels moyens emploie-t-elle pour suffire à l'entretien du luxe dont elle s'environne?
—Vous me demandez là, cher marquis, la solution d'un problème bien facile à résoudre: une femme ne trouve-t-elle pas tous les jours des ressources nouvelles?
—Ainsi, vous croyez?...
—Je crois que la belle marquise de Roselly serait à l'heure qu'il est, toute disposée à vous vendre très-cher ce que vous pouvez vous procurer à beaucoup meilleur compte, en vous adressant ailleurs.
—Oh! vous êtes véritablement trop méchant.
—Je suis de l'avis du philosophe de Genève; vous savez ce qu'il a dit de la courtisane du roi?...
—Assez, assez, ménagez un peu plus, cette pauvre marquise.
Silvia, on plutôt la marquise de Roselly, paraissait avoir deviné que Salvador et les jeunes merveilleux placés près de lui s'occupaient d'elle, car elle n'avait pas cessé de regarder la loge dans laquelle ils se trouvaient, en balançant nonchalamment le bouquet de violettes de Parme et de camélias qu'elle tenait à la main.
Après la seconde pièce elle sortit, non sans avoir jeté sur Salvador un de ces regards qui enveloppent de la tête aux pieds celui auquel ils sont adressés.
Salvador, pendant les quelques jours qui suivirent cette soirée, pensa plus d'une fois à Silvia; il n'était pas encore positivement amoureux de cette femme, dont la beauté avait impressionné vivement ses sens, mais il se sentait entraîné vers elle par un sentiment inexplicable et une curiosité irrésistible.
Salvador, comme tous les gens qui ont à se reprocher quelque grand crime, était excessivement superstitieux[227]. Il se figura que ce n'était pas le hasard qui avait amené devant lui cette femme dont plusieurs fois déjà il avait entendu prononcer le nom, et qu'il existait entre sa destinée et la sienne une mystérieuse relation.—Réussir à fixer cette femme qui ne s'est encore attachée à personne, et qui se débarrasse d'une manière si expéditive des gens qui lui déplaisent, se dit-il un jour, est une entreprise beaucoup plus difficile que de conquérir lorsque l'on ne recule pas devant l'emploi de certains moyens, un nom et une fortune! Eh bien! je tenterai l'aventure, et, si je réussis, ce sera un certain signe qu'aucun événement fâcheux ne doit plus m'arriver. Cette idée, accueillie d'abord comme une folie, germa cependant dans l'esprit de Salvador, qu'elle domina bientôt.
Salvador se présenta plusieurs fois à l'hôtel des Ambassadeurs sans pouvoir obtenir la faveur d'être admis auprès de Silvia; et, ainsi que cela arrive toujours, les obstacles qu'il rencontrait sur son chemin ne firent qu'ajouter de nouvelles forces au désir qu'il éprouvait.
Un valet de place assez intelligent était attaché depuis plusieurs années à l'hôtel des Ambassadeurs. Cet homme, que Salvador payait très-généreusement, lui avait appris que la marquise de Roselly se rendait presque tous les soirs sur la place Bellecourt, où la musique d'un régiment de ligne, alors en garnison dans la ville, attirait l'élite de la société lyonnaise.
Salvador alla donc un soir augmenter la foule, déjà si nombreuse, des adorateurs que la belle Silvia traînait partout après elle, et ce ne fut pas sans peine qu'il parvint à conquérir un siége à ses côtés. Silvia, qui connaissait déjà son nom, et qui savait qu'il occupait dans le monde une assez belle position, voulut bien se départir en sa faveur des rigueurs dont assez ordinairement elle accablait ceux qui portaient ses chaînes.
—Je crois, lui dit Salvador, après les préliminaires obligés de toute conversation que l'un des deux interlocuteurs veut amener sur un terrain plus intéressant que celui sur lequel elle s'agite, que j'ai eu le plaisir, il y a quelques jours déjà, de vous rencontrer au grand théâtre.
—C'est vrai, lui répondit Silvia, et vraiment, je dois vous le dire, vous n'auriez pas, je le crois, examiné avec plus d'attention un cheval de luxe que vous auriez en l'envie d'acheter.
—Ah! madame, vous punissez bien sévèrement une faute que tout le monde aurait commise à ma place. Lorsqu'une fois les yeux se sont fixés sur vous, croyez-vous qu'il soit possible qu'ils se détournent?
—Ecoutez, monsieur le marquis, dit Silvia après quelques instants de silence, si je suis sincère, me promettez-vous de répondre avec franchise aux quelques questions que je vais vous adresser?
—Oui,