Eugène François Vidocq

Les vrais mystères de Paris


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tour carrée encore accessible aux visiteurs, qui peuvent arriver à son sommet par un escalier que des réparations récentes ont rendu praticable; arrivé là, on se trouve à une telle hauteur, qu'on se sent tout à coup saisi de vertige, et pourtant ce qui reste de cette tour, ne s'élève pas, dit-on, à la moitié de sa hauteur originaire.

      C'est de la plate-forme de la tour carrée du vieux Burg, qu'il faut admirer le paysage qu'offre l'ensemble des divers lieux dont nous avons essayé de donner une idée; et le moment le plus favorable au coup d'œil, est celui du soleil couchant; quand les mille ruisseaux qui sillonnent les prairies environnantes, murmurent doucement sous les vapeurs embrasées du crépuscule, et que les vitres des villas voisines sont argentées par les derniers rayons de l'astre du jour, alors une rosée dorée étincelle sur le feuillage des épais vergers qui cachent à moitié les hameaux de Scheuern, Nahscheurn et la Dolle, un doux zéphir aide à respirer plus librement le pauvre malade qui s'avance à pas lents vers les sources salutaires qui doivent lui redonner la santé, et le cœur est tout disposé à s'ouvrir aux douces impressions auxquelles l'aspect d'un magnifique paysage doit nécessairement donner naissance.

      Roman n'était venu à Baden-Baden ni pour prendre des bains, ni pour admirer les côtes, les vallées, les beaux bois et les vieux monuments qui environnent la ville, il n'était tourmenté que d'un seul désir, celui de jouer. Aussi après avoir arrêté un logement à l'hôtel de la Cour de Darmstadt et avoir fait un excellent repas chez Chabert, il se rendit, dès que le soir fut venu, à la salle des jeux. Il n'eut pas à se plaindre de ses premières séances, il suivait sans s'en écarter d'un pas, la marche qu'il s'était imposée d'avance; il était prudent dans la perte, hardi dans le gain, et à la fin de chaque séance, il réalisait un bénéfice de plusieurs mille francs. On commençait à admirer le sang-froid et la science profonde de ce joueur émérite; et Roman qui avait mis à part ses bénéfices qui s'élevaient déjà à une somme assez forte, se promit bien de ne pas toucher à celle qu'il avait apportée avec lui.

      «Si je ne fais pas sauter la banque ainsi que je l'espérais, se disait-il souvent, je quintuplerai au moins mes capitaux; mais quoiqu'il arrive, je n'entamerai ma réserve que l'année prochaine, ce que j'ai déjà gagné doit me suffire pour achever la saison; Baden-Baden est un charmant séjour je veux y venir souvent.»

      Hélas! l'homme propose et Dieu dispose, dit un vieux proverbe.

      Roman, lorsqu'il s'était vu à la tête d'un gain de soixante mille francs, avait partagé, cette somme en douze parts de cinq mille francs chacune, il en prenait une chaque soir qu'il devait perdre on gagner et lorsque l'une ou l'autre de ces hypothèses s'était réalisée, il cessa de jouer, et se livrait aux plaisirs, mais comme il gagnait plus souvent qu'il ne perdait, chaque jour son trésor prenait un embonpoint plus respectable.

      Les désirs s'augmentent avec la facilité de les satisfaire; Roman s'étant dit un jour que s'il doublait les mises de sa martingale, il arriverait beaucoup plus vite au but qu'il voulait atteindre, les parts de cinq mille francs furent augmentées du double. Une série de zéros rouges emporta, avec la rapidité de l'éclair, la première qui fut risquée.

      «Tron de l'air! se dit-il, ces diables de zéros rouges ne m'ont pas laissé le temps de me reconnaître; mais ce qui vient d'arriver ne peut pas compter pour une épreuve, et je puis bien pour aujourd'hui, mais pour aujourd'hui seulement, risquer une seconde masse.»

      C'était une résolution fatale!

      Il n'est certes pas possible de soumettre à des calculs ou à des règles, ce qu'il y a au monde de plus variable, le hasard; cependant on ne peut nier que si quelques hommes se sont fait, de la pratique des jeux de hasard, une industrie qui leur procure les moyens de vivre, assez largement même, c'est qu'ils ont adopté une marche rationnelle qu'ils ne quittent jamais, quelles que soient les sensations du gain ou les émotions de la perte; mais ces hommes-là sont rares, on peut facilement les reconnaître à leur chef dénudé, à leurs yeux ternes qui ne quittent la carte couverte d'hiéroglyhes rouges et noirs qu'ils tiennent constamment à la main, que pour suivre les révolutions capricieuses de la boule d'ivoire qui doit décider de leur sort, et l'on peut dire d'eux comme de la plupart de ceux qui se sont écartés des voies droites ouvertes devant tous les hommes, qu'ils dépensent peut-être plus d'énergie et plus d'efforts, dans l'exercice de leur pitoyable industrie, qu'il ne leur en faudrait pour se créer une position honorable.

      La seconde masse de Roman éprouva le sort de la première, seulement, cette fois, ce fut en combattant une série de doubles zéros noirs qu'elle fut obligée de succomber.

      Superstitieux comme le sont tous les joueurs, qui, quelque éclairés qu'ils soient dans les relations ordinaires de la vie, ont toujours la tête pleine de mille chimères, Roman se figura qu'il devait cesser de jouer pendant quelques jours, afin de laisser à la veine le temps de lui revenir.

      Après les poignantes émotions du jeu, on trouve à Baden-Baden, mille autres distractions: des cercles littéraires, des concerts, des bals, des représentations théâtrales et une compagnie composée d'éléments très-divers, mais en définitive brillante, variée, et dans laquelle on est facilement admis pourvu que l'on puisse payer un peu de sa personne, et que l'on ne soit pas forcé d'interroger sa bourse à tous les instants du jour. Roman qui savait, lorsque cela était nécessaire, prendre le ton et les manières d'un homme de bonne compagnie, et que la jovialité de son caractère et l'expression presque candide de sa physionomie faisaient rechercher de tous ceux qu'il rencontrait, fut bientôt de toutes les réunions intimes et de toutes les parties qui réunissaient chaque jour l'élite des baigneurs.

      Il pouvait donc très-agréablement passer les quelques jours durant lesquels il devait s'abstenir de jouer.

      Il se promenait un matin devant la Conversation-hauss ou maison de conversation, magnifique édifice bâti sur un large terrain situé au sud de la ville, entre l'Ohlbach et le pied du Friesenberg, lorsque, par hasard, ses regards se portèrent sur un équipage arrêté depuis quelques instants devant l'entrée principale de la maison de conversation.

      —Tiens, tiens, tiens! dit-il à haute voix au moment où cet équipage, emporté par deux vigoureux chevaux, disparaissait à ses yeux ne laissant après lui qu'un tourbillon de poussière; voilà un petit véhicule assez chouette: chevaux gris-pommelé, livrée vert tendre, groom ficelé[236] au dernier genre. Peste! à la fraîcheur de tout cela, je parierais que c'est la propriété de quelque nouvel enrichi, de quelque confident intime du télégraphe.

      —Que dites-vous donc? répliqua un charitable passant qui avait entendu l'exclamation qui précède; vous n'avez donc pas vu la personne assise dans l'intérieur de la voiture?

      Ce passant était l'illustre poète chevelu que nous avons vu figurer au dîner donné chez Lemardelay, et qui était venu à Baden-Baden afin d'offrir au grand-duc Léopold la dédicace d'un poème épique de douze fois douze cents vers.

      —Mais, pas trop bien, répondit Roman, après les formules ordinaires de politesse; tout cela a été pour moi fugitif comme une synthèse, l'analyse m'a échappé: est-ce que j'aurais commis une méprise assez grossière pour mériter d'être rappelé à l'ordre?

      —Pas précisément, répondit le poète chevelu; mais ce que vous avez pris pour un loup cervier n'est qu'un animal de beaucoup plus petite dimension, animal fort recherché de nos jours quoique de la famille des rongeurs et des omnivores. En un mot c'est un rat... d'autres même diraient un raton[237].

      Je vous comprends. Tout vieux que je suis, le vocabulaire des lions m'est aussi familier que celui que la nouvelle littérature a mis à la mode; mais puisque vous avez bien voulu me faire apercevoir de mon erreur, vous devriez bien me faire connaître la biographie de ce rat.

      —La biographie... peste! comme vous y allez! vous en entendriez de belles! Et d'ailleurs, qui pourrait jamais narrer tous les détails d'une pareille existence? l'aimable petit rat lui-même serait fort embarrassé s'il était chargé d'une pareille entreprise; si vous le voulez cependant, et puisque nous sommes ici à flâner tous deux, je vous conterai un trait passablement excentrique de son caractère.