de sable, que le reflux laissait à découvert.
Pencroff et Harbert se retournèrent alors vers l'ouest. Leur regard fut tout d'abord arrêté par la montagne à cime neigeuse, qui se dressait à une distance de six ou sept milles. Depuis ses premières rampes jusqu'à deux milles de la côte, s'étendaient de vastes masses boisées, relevées de grandes plaques vertes dues à la présence d'arbres à feuillage persistant. Puis, de la lisière de cette forêt jusqu'à la côte même, verdoyait un large plateau semé de bouquets d'arbres capricieusement distribués. Sur la gauche, on voyait par instants étinceler les eaux de la petite rivière, à travers quelques éclaircies, et il semblait que son cours assez sinueux la ramenait vers les contre-forts de la montagne, entre lesquels elle devait prendre sa source. Au point où le marin avait laissé son train de bois, elle commençait à couler entre les deux hautes murailles de granit; mais si, sur sa rive gauche, les parois demeuraient nettes et abruptes, sur la rive droite, au contraire, elles s'abaissaient peu à peu, les massifs se changeant en rocs isolés, les rocs en cailloux, les cailloux en galets jusqu'à l'extrémité de la pointe.
«Sommes-nous sur une île? murmura le marin.
— En tout cas, elle semblerait être assez vaste! répondit le jeune garçon.
— Une île, si vaste qu'elle fût, ne serait toujours qu'une île!» dit Pencroff.
Mais cette importante question ne pouvait encore être résolue. Il fallait en remettre la solution à un autre moment. Quant à la terre elle-même, île ou continent, elle paraissait fertile, agréable dans ses aspects, variée dans ses productions.
«Cela est heureux, fit observer Pencroff, et, dans notre malheur, il faut en remercier la Providence.
— Dieu soit donc loué!» répondit Harbert, dont le cœur pieux était plein de reconnaissance pour l'Auteur de toutes choses.
Pendant longtemps, Pencroff et Harbert examinèrent cette contrée sur laquelle les avait jetés leur destinée, mais il était difficile d'imaginer, après une si sommaire inspection, ce que leur réservait l'avenir.
Puis ils revinrent, en suivant la crête méridionale du plateau de granit, dessinée par un long feston de roches capricieuses, qui affectaient les formes les plus bizarres. Là vivaient quelques centaines d'oiseaux nichés dans les trous de la pierre. Harbert, en sautant sur les roches, fit partir toute une troupe de ces volatiles.
«Ah! s'écria-t-il, ceux-là ne sont ni des goélands, ni des mouettes!
— Quels sont donc ces oiseaux? demanda Pencroff.
On dirait, ma foi, des pigeons!
— En effet, mais ce sont des pigeons sauvages, ou pigeons de roche, répondit Harbert. Je les reconnais à la double bande noire de leur aile, à leur croupion blanc, à leur plumage bleu-cendré. Or, si le pigeon de roche est bon à manger, ses œufs doivent être excellents, et, pour peu que ceux-ci en aient laissé dans leurs nids!...
— Nous ne leur donnerons pas le temps d'éclore, si ce n'est sous forme d'omelette! répondit gaîment Pencroff.
— Mais dans quoi feras-tu ton omelette? demanda Harbert. Dans ton chapeau?
— Bon! répondit le marin, je ne suis pas assez sorcier pour cela. Nous nous rabattrons donc sur les œufs à la coque, mon garçon, et je me charge d'expédier les plus durs!»
Pencroff et le jeune garçon examinèrent avec attention les anfractuosités du granit, et ils trouvèrent, en effet, des œufs dans certaines cavités! Quelques douzaines furent recueillies, puis placées dans le mouchoir du marin, et, le moment approchant où la mer devait être pleine, Harbert et Pencroff commencèrent à redescendre vers le cours d'eau.
Quand ils arrivèrent au coude de la rivière, il était une heure après midi.
Le courant se renversait déjà. Il fallait donc profiter du reflux pour amener le train de bois à l'embouchure. Pencroff n'avait pas l'intention de laisser ce train s'en aller, au courant, sans direction, et il n'entendait pas, non plus, s'y embarquer pour le diriger. Mais un marin n'est jamais embarrassé, quand il s'agit de câbles ou de cordages, et Pencroff tressa rapidement une corde longue de plusieurs brasses au moyen de lianes sèches. Ce câble végétal fut attaché à l'arrière du radeau, et le marin le tint à la main, tandis que Harbert, repoussant le train avec une longue perche, le maintenait dans le courant.
Le procédé réussit à souhait. L'énorme charge de bois, que le marin retenait en marchant sur la rive, suivit le fil de l'eau. La berge était très accore, il n'y avait pas à craindre que le train ne s'échouât, et, avant deux heures, il arrivait à l'embouchure, à quelques pas des Cheminées.
CHAPITRE V
Le premier soin de Pencroff, dès que le train de bois eut été déchargé, fut de rendre les Cheminées habitables, en obstruant ceux des couloirs à travers lesquels s'établissait le courant d'air. Du sable, des pierres, des branches entrelacées, de la terre mouillée bouchèrent hermétiquement les galeries de l'(...), ouvertes aux vents du sud, et en isolèrent la boucle supérieure. Un seul boyau, étroit et sinueux, qui s'ouvrait sur la partie latérale, fut ménagé, afin de conduire la fumée au dehors et de provoquer le tirage du foyer. Les Cheminées se trouvaient ainsi divisées en trois ou quatre chambres, si toutefois on peut donner ce nom à autant de tanières sombres, dont un fauve se fût à peine contenté. Mais on y était au sec, et l'on pouvait s'y tenir debout, du moins dans la principale de ces chambres, qui occupait le centre. Un sable fin en couvrait le sol, et, tout compte fait, on pouvait s'en arranger, en attendant mieux.
Tout en travaillant, Harbert et Pencroff causaient.
«Peut-être, disait Harbert, nos compagnons auront-ils trouvé une meilleure installation que la nôtre?
— C'est possible, répondait le marin, mais, dans le doute, ne t'abstiens pas! Mieux vaut une corde de trop à son arc que pas du tout de corde!
— Ah! répétait Harbert, qu'ils ramènent M Smith, qu'ils le retrouvent, et nous n'aurons plus qu'à remercier le ciel!
— Oui! murmurait Pencroff. C'était un homme celui-là, et un vrai!
— C'était... dit Harbert. Est-ce que tu désespères de le revoir jamais?
— Dieu m'en garde!» répondit le marin.
Le travail d'appropriation fut rapidement exécuté, et Pencroff s'en déclara très satisfait.
«Maintenant, dit-il, nos amis peuvent revenir. Ils trouveront un abri suffisant.»
Restait à établir le foyer et à préparer le repas.
Besogne simple et facile, en vérité. De larges pierres plates furent disposées au fond du premier couloir de gauche, à l'orifice de l'étroit boyau qui avait été réservé. Ce que la fumée n'entraînerait pas de chaleur au dehors suffirait évidemment à maintenir une température convenable au dedans. La provision de bois fut emmagasinée dans l'une des chambres, et le marin plaça sur les pierres du foyer quelques bûches, entremêlées de menu bois.
Le marin s'occupait de ce travail, quand Harbert lui demanda s'il avait des allumettes.
«Certainement, répondit Pencroff, et j'ajouterai: Heureusement, car, sans allumettes ou sans amadou, nous serions fort embarrassés!
— Nous pourrions toujours faire du feu comme les sauvages, répondit Harbert, en frottant deux morceaux de bois secs l'un contre l'autre?
— Eh bien! essayez, mon garçon, et nous verrons si vous arriverez à autre chose qu'à vous rompre les bras!
— Cependant, c'est un procédé très simple et très usité dans les îles du Pacifique.
—