Jules Verne

L'île mystérieuse


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puis, elle tournait brusquement et disparaissait sous un taillis à un demi-mille.

      «Ici, l'eau! Là-bas, le bois! dit Pencroff. Eh bien, Harbert, il ne manque plus que la maison!»

      L'eau de la rivière était limpide. Le marin reconnut qu'à ce moment de la marée, c'est-à-dire à basse mer, quand le flot montant n'y portait pas, elle était douce. Ce point important établi, Harbert chercha quelque cavité qui pût servir de retraite, mais ce fut inutilement. Partout la muraille était lisse, plane et d'aplomb.

      Toutefois, à l'embouchure même du cours d'eau, et au-dessus des relais de la haute mer, les éboulis avaient formé, non point une grotte, mais un entassement d'énormes rochers, tels qu'il s'en rencontre souvent dans les pays granitiques, et qui portent le nom de «Cheminées.»

      Pencroff et Harbert s'engagèrent assez profondément entre les roches, dans ces couloirs sablés, auxquels la lumière ne manquait pas, car elle pénétrait par les vides que laissaient entre eux ces granits, dont quelques-uns ne se maintenaient que par un miracle d'équilibre. Mais avec la lumière entrait aussi le vent, — une vraie bise de corridors, — et, avec le vent, le froid aigu de l'extérieur. Cependant, le marin pensa qu'en obstruant certaines portions de ces couloirs, en bouchant quelques ouvertures avec un mélange de pierres et de sable, on pourrait rendre les «Cheminées» habitables. Leur plan géométrique représentait ce signe typographique (...), qui signifie et cætera en abrégé. Or, en isolant la boucle supérieure du signe, par laquelle s'engouffrait le vent du sud et de l'ouest, on parviendrait sans doute à utiliser sa disposition inférieure.

      «Voilà notre affaire, dit Pencroff, et, si jamais nous revoyions M Smith, il saurait tirer parti de ce labyrinthe.

      — Nous le reverrons, Pencroff, s'écria Harbert, et quand il reviendra, il faut qu'il trouve ici une demeure à peu près supportable. Elle le sera si nous pouvons établir un foyer dans le couloir de gauche et y conserver une ouverture pour la fumée.

      — Nous le pourrons, mon garçon, répondit le marin, et ces Cheminées — ce fut le nom que Pencroff conserva à cette demeure provisoire — feront notre affaire. Mais d'abord, allons faire provision de combustible. J'imagine que le bois ne nous sera pas inutile pour boucher ces ouvertures à travers lesquelles le diable joue de sa trompette!»

      Harbert et Pencroff quittèrent les Cheminées, et, doublant l'angle, ils commencèrent à remonter la rive gauche de la rivière. Le courant en était assez rapide et charriait quelques bois morts. Le flot montant — et il se faisait déjà sentir en ce moment — devait le refouler avec force jusqu'à une distance assez considérable. Le marin pensa donc que l'on pourrait utiliser ce flux et ce reflux pour le transport des objets pesants.

      Après avoir marché pendant un quart d'heure, le marin et le jeune garçon arrivèrent au brusque coude que faisait la rivière en s'enfonçant vers la gauche. À partir de ce point, son cours se poursuivait à travers une forêt d'arbres magnifiques. Ces arbres avaient conservé leur verdure, malgré la saison avancée, car ils appartenaient à cette famille des conifères qui se propage sur toutes les régions du globe, depuis les climats septentrionaux jusqu'aux contrées tropicales.

      Le jeune naturaliste reconnut plus particulièrement des «déodars», essences très nombreuses dans la zone himalayenne, et qui répandaient un agréable arôme. Entre ces beaux arbres poussaient des bouquets de pins, dont l'opaque parasol s'ouvrait largement. Au milieu des hautes herbes, Pencroff sentit que son pied écrasait des branches sèches, qui crépitaient comme des pièces d'artifice.

      «Bon, mon garçon, dit-il à Harbert, si moi j'ignore le nom de ces arbres, je sais du moins les ranger dans la catégorie du «bois à brûler», et, pour le moment, c'est la seule qui nous convienne!

      — Faisons notre provision!» répondit Harbert, qui se mit aussitôt à l'ouvrage.

      La récolte fut facile. Il n'était pas même nécessaire d'ébrancher les arbres, car d'énormes quantités de bois mort gisaient à leurs pieds. Mais si le combustible ne manquait pas, les moyens de transport laissaient à désirer. Ce bois étant très sec, devait rapidement brûler. De là, nécessité d'en rapporter aux Cheminées une quantité considérable, et la charge de deux hommes n'aurait pas suffi. C'est ce que fit observer Harbert.

      «Eh! mon garçon, répondit le marin, il doit y avoir un moyen de transporter ce bois. Il y a toujours moyen de tout faire! Si nous avions une charrette ou un bateau, ce serait trop facile.

      — Mais nous avons la rivière! dit Harbert.

      — Juste, répondit Pencroff. La rivière sera pour nous un chemin qui marche tout seul, et les trains de bois n'ont pas été inventés pour rien.

      — Seulement, fit observer Harbert, notre chemin marche en ce moment dans une direction contraire à la nôtre, puisque la mer monte!

      — Nous en serons quittes pour attendre qu'elle baisse, répondit le marin, et c'est elle qui se chargera de transporter notre combustible aux Cheminées. Préparons toujours notre train.»

      Le marin, suivi d'Harbert, se dirigea vers l'angle que la lisière de la forêt faisait avec la rivière.

      Tous deux portaient, chacun en proportion de ses forces, une charge de bois, liée en fagots. Sur la berge se trouvait aussi une grande quantité de branches mortes, au milieu de ces herbes entre lesquelles le pied d'un homme ne s'était, probablement, jamais hasardé. Pencroff commença aussitôt à confectionner son train.

      Dans une sorte de remous produit par une pointe de la rive et qui brisait le courant, le marin et le jeune garçon placèrent des morceaux de bois assez gros qu'ils avaient attachés ensemble avec des lianes sèches. Il se forma ainsi une sorte de radeau sur lequel fut empilée successivement toute la récolte, soit la charge de vingt hommes au moins. En une heure, le travail fut fini, et le train, amarré à la berge, dut attendre le renversement de la marée.

      Il y avait alors quelques heures à occuper, et, d'un commun accord, Pencroff et Harbert résolurent de gagner le plateau supérieur, afin d'examiner la contrée sur un rayon plus étendu.

      Précisément, à deux cents pas en arrière de l'angle formé par la rivière, la muraille, terminée par un éboulement de roches, venait mourir en pente douce sur la lisière de la forêt. C'était comme un escalier naturel. Harbert et le marin commencèrent donc leur ascension. Grâce à la vigueur de leurs jarrets, ils atteignirent la crête en peu d'instants, et vinrent se poster à l'angle qu'elle faisait sur l'embouchure de la rivière. En arrivant, leur premier regard fut pour cet Océan qu'ils venaient de traverser dans de si terribles conditions! Ils observèrent avec émotion toute cette partie du nord de la côte, sur laquelle la catastrophe s'était produite. C'était là que Cyrus Smith avait disparu. Ils cherchèrent des yeux si quelque épave de leur ballon, à laquelle un homme aurait pu s'accrocher, ne surnagerait pas encore. Rien! La mer n'était qu'un vaste désert d'eau. Quant à la côte, déserte aussi. Ni le reporter, ni Nab ne s'y montraient. Mais il était possible qu'en ce moment, tous deux fussent à une telle distance, qu'on ne pût les apercevoir.

      «Quelque chose me dit, s'écria Harbert, qu'un homme aussi énergique que M Cyrus n'a pas pu se laisser noyer comme le premier venu. Il doit avoir atteint quelque point du rivage. N'est-ce pas, Pencroff?»

      Le marin secoua tristement la tête. Lui n'espérait guère plus revoir Cyrus Smith; mais, voulant laisser quelque espoir à Harbert:

      «Sans doute, sans doute, dit-il, notre ingénieur est homme à se tirer d'affaire là où tout autre succomberait!...»

      Cependant, il observait la côte avec une extrême attention. Sous ses yeux se développait la grève de sable, bornée, sur la droite de l'embouchure, par des lignes de brisants. Ces roches, encore émergées, ressemblaient à des groupes d'amphibies couchés dans le ressac. Au delà de la bande d'écueils, la mer étincelait sous les rayons du soleil. Dans le sud, une pointe aiguë fermait l'horizon, et l'on ne pouvait reconnaître si la terre se prolongeait dans cette direction, ou si elle s'orientait sud-est et sud-ouest, ce qui eût