angle tellement ouvert, que l'on glissait sur les coulées de laves, quand les stries, usées par l'air, n'offraient pas un point d'appui suffisant. Enfin, le soir se faisait peu à peu, et il était presque nuit, quand Cyrus Smith et ses compagnons, très fatigués par une ascension de sept heures, arrivèrent au plateau du premier cône.
Il fut alors question d'organiser le campement, et de réparer ses forces, en soupant d'abord, en dormant ensuite. Ce second étage de la montagne s'élevait sur une base de roches, au milieu desquelles on trouva facilement une retraite. Le combustible n'était pas abondant. Cependant, on pouvait obtenir du feu au moyen des mousses et des broussailles sèches qui hérissaient certaines portions du plateau. Pendant que le marin préparait son foyer sur des pierres qu'il disposa à cet usage, Nab et Harbert s'occupèrent de l'approvisionner en combustible.
Ils revinrent bientôt avec leur charge de broussailles.
Le briquet fut battu, le linge brûlé recueillit les étincelles du silex, et, sous le souffle de Nab, un feu pétillant se développa, en quelques instants, à l'abri des roches.
Ce feu n'était destiné qu'à combattre la température un peu froide de la nuit, et il ne fut pas employé à la cuisson du faisan, que Nab réservait pour le lendemain. Les restes du cabiai et quelques douzaines d'amandes de pin pignon formèrent les éléments du souper. Il n'était pas encore six heures et demie que tout était terminé.
Cyrus Smith eut alors la pensée d'explorer, dans la demi-obscurité, cette large assise circulaire qui supportait le cône supérieur de la montagne. Avant de prendre quelque repos, il voulait savoir si ce cône pourrait être tourné à sa base, pour le cas où ses flancs, trop déclives, le rendraient inaccessible jusqu'à son sommet. Cette question ne laissait pas de le préoccuper, car il était possible que, du côté où le chapeau s'inclinait, c'est-à-dire vers le nord, le plateau ne fût pas praticable. Or, si la cime de la montagne ne pouvait être atteinte, d'une part, et si, de l'autre, on ne pouvait contourner la base du cône, il serait impossible d'examiner la portion occidentale de la contrée, et le but de l'ascension serait en partie manqué.
Donc, l'ingénieur, sans tenir compte de ses fatigues, laissant Pencroff et Nab organiser la couchée, et Gédéon Spilett noter les incidents du jour, commença à suivre la lisière circulaire du plateau, en se dirigeant vers le nord. Harbert l'accompagnait.
La nuit était belle et tranquille, l'obscurité peu profonde encore. Cyrus Smith et le jeune garçon marchaient l'un près de l'autre, sans parler. En de certains endroits, le plateau s'ouvrait largement devant eux, et ils passaient sans encombre. En d'autres, obstrué par les éboulis, il n'offrait qu'une étroite sente, sur laquelle deux personnes ne pouvaient marcher de front. Il arriva même qu'après une marche de vingt minutes, Cyrus Smith et Harbert durent s'arrêter. À partir de ce point, le talus des deux cônes affleurait. Plus d'épaulement qui séparât les deux parties de la montagne. La contourner sur des pentes inclinées à près de soixante-dix degrés devenait impraticable.
Mais, si l'ingénieur et le jeune garçon durent renoncer à suivre une direction circulaire, en revanche, la possibilité leur fut alors donnée de reprendre directement l'ascension du cône. En effet, devant eux s'ouvrait un éventrement profond du massif. C'était l'égueulement du cratère supérieur, le goulot, si l'on veut, par lequel s'échappaient les matières éruptives liquides, à l'époque où le volcan était encore en activité. Les laves durcies, les scories encroûtées formaient une sorte d'escalier naturel, aux marches largement dessinées, qui devaient faciliter l'accès du sommet de la montagne. Un coup d'œil suffit à Cyrus Smith pour reconnaître cette disposition, et, sans hésiter, suivi du jeune garçon, il s'engagea dans l'énorme crevasse, au milieu d'une obscurité croissante.
C'était encore une hauteur de mille pieds à franchir.
Les déclivités intérieures du cratère seraient-elles praticables? On le verrait bien. L'ingénieur continuerait sa marche ascensionnelle, tant qu'il ne serait pas arrêté. Heureusement, ces déclivités, très allongées et très sinueuses, décrivaient un large pas de vis à l'intérieur du volcan, et favorisaient la marche en hauteur.
Quant au volcan lui-même, on ne pouvait douter qu'il ne fût complètement éteint. Pas une fumée ne s'échappait de ses flancs. Pas une flamme ne se décelait dans les cavités profondes. Pas un grondement, pas un murmure, pas un tressaillement ne sortait de ce puits obscur, qui se creusait peut-être jusqu'aux entrailles du globe. L'atmosphère même, au dedans de ce cratère, n'était saturée d'aucune vapeur sulfureuse. C'était plus que le sommeil d'un volcan, c'était sa complète extinction.
La tentative de Cyrus Smith devait réussir. Peu à peu, Harbert et lui, en remontant sur les parois internes, virent le cratère s'élargir au-dessus de leur tête. Le rayon de cette portion circulaire du ciel, encadrée par les bords du cône, s'accrut sensiblement. À chaque pas, pour ainsi dire, que firent Cyrus Smith et Harbert, de nouvelles étoiles entrèrent dans le champ de leur vision. Les magnifiques constellations de ce ciel austral resplendissaient. Au zénith, brillaient d'un pur éclat la splendide Antarès du Scorpion, et, non loin, cette B du Centaure que l'on croit être l'étoile la plus rapprochée du globe terrestre. Puis, à mesure que s'évasait le cratère, apparurent Fomalhaut du Poisson, le Triangle austral, et enfin, presque au pôle antarctique du monde, cette étincelante Croix du Sud, qui remplace la Polaire de l'hémisphère boréal.
Il était près de huit heures, quand Cyrus Smith et Harbert mirent le pied sur la crête supérieure du mont, au sommet du cône.
L'obscurité était complète alors, et ne permettait pas au regard de s'étendre sur un rayon de deux milles. La mer entourait-elle cette terre inconnue, ou cette terre se rattachait-elle, dans l'ouest, à quelque continent du Pacifique? On ne pouvait encore le reconnaître. Vers l'ouest, une bande nuageuse, nettement dessinée à l'horizon, accroissait les ténèbres, et l'œil ne savait découvrir si le ciel et l'eau s'y confondaient sur une même ligne circulaire.
Mais, en un point de cet horizon, une vague lueur parut soudain, qui descendait lentement, à mesure que le nuage montait vers le zénith.
C'était le croissant délié de la lune, déjà près de disparaître. Mais sa lumière suffit à dessiner nettement la ligne horizontale, alors détachée du nuage, et l'ingénieur put voir son image tremblotante se refléter un instant sur une surface liquide.
Cyrus Smith saisit la main du jeune garçon, et, d'une voix grave:
«Une île!» dit-il, au moment où le croissant lunaire s'éteignait dans les flots.
CHAPITRE XI
Une demi-heure plus tard, Cyrus Smith et Harbert étaient de retour au campement. L'ingénieur se bornait à dire à ses compagnons que la terre sur laquelle le hasard les avait jetés était une île, et que, le lendemain, on aviserait. Puis, chacun s'arrangea de son mieux pour dormir, et, dans ce trou de basalte, à une hauteur de deux mille cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer, par une nuit paisible, «les insulaires» goûtèrent un repos profond.
Le lendemain, 30 mars, après un déjeuner sommaire, dont le tragopan rôti fit tous les frais, l'ingénieur voulut remonter au sommet du volcan, afin d'observer avec attention l'île dans laquelle lui et les siens étaient emprisonnés pour la vie, peut-être, si cette île était située à une grande distance de toute terre, ou si elle ne se trouvait pas sur le chemin des navires qui visitent les archipels de l'océan Pacifique. Cette fois, ses compagnons le suivirent dans cette nouvelle exploration. Eux aussi, ils voulaient voir cette île à laquelle ils allaient demander de subvenir à tous leurs besoins.
Il devait être sept heures du matin environ, quand Cyrus Smith, Harbert, Pencroff, Gédéon Spilett et Nab quittèrent le campement. Aucun ne paraissait inquiet de la situation qui lui était faite. Ils avaient foi en eux, sans doute, mais il faut observer que le point d'appui de cette foi n'était pas le même chez Cyrus Smith que chez ses