Jules Verne

L'île mystérieuse


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que Cyrus Smith était avec eux. Cette nuance se comprendra. Pencroff surtout, depuis l'incident du feu rallumé, n'aurait pas désespéré un instant, quand bien même il se fût trouvé sur un roc nu, si l'ingénieur eût été avec lui sur ce roc.

      «Bah! dit-il, nous sommes sortis de Richmond, sans la permission des autorités! Ce serait bien le diable si nous ne parvenions pas un jour ou l'autre à partir d'un lieu où personne ne nous retiendra certainement!»

      Cyrus Smith suivit le même chemin que la veille. On contourna le cône par le plateau qui formait épaulement, jusqu'à la gueule de l'énorme crevasse.

      Le temps était magnifique. Le soleil montait sur un ciel pur et couvrait de ses rayons tout le flanc oriental de la montagne.

      Le cratère fut abordé. Il était bien tel que l'ingénieur l'avait reconnu dans l'ombre, c'est-à-dire un vaste entonnoir qui allait en s'évasant jusqu'à une hauteur de mille pieds au-dessus du plateau. Au bas de la crevasse, de larges et épaisses coulées de laves serpentaient sur les flancs du mont et jalonnaient ainsi la route des matières éruptives jusqu'aux vallées inférieures qui sillonnaient la portion septentrionale de l'île.

      L'intérieur du cratère, dont l'inclinaison ne dépassait pas trente-cinq à quarante degrés, ne présentait ni difficultés ni obstacles à l'ascension.

      On y remarquait les traces de laves très anciennes, qui probablement s'épanchaient par le sommet du cône, avant que cette crevasse latérale leur eût ouvert une voie nouvelle.

      Quant à la cheminée volcanique qui établissait la communication entre les couches souterraines et le cratère, on ne pouvait en estimer la profondeur par le regard, car elle se perdait dans l'obscurité. Mais, quant à l'extinction complète du volcan, elle n'était pas douteuse.

      Avant huit heures, Cyrus Smith et ses compagnons étaient réunis au sommet du cratère, sur une intumescence conique qui en boursouflait le bord septentrional.

      «La mer! la mer partout!» s'écrièrent-ils, comme si leurs lèvres n'eussent pu retenir ce mot qui faisait d'eux des insulaires.

      La mer, en effet, l'immense nappe d'eau circulaire autour d'eux! Peut-être, en remontant au sommet du cône, Cyrus Smith avait-il eu l'espoir de découvrir quelque côte, quelque île rapprochée, qu'il n'avait pu apercevoir la veille pendant l'obscurité. Mais rien n'apparut jusqu'aux limites de l'horizon, c'est-à-dire sur un rayon de plus de cinquante milles. Aucune terre en vue. Pas une voile. Toute cette immensité était déserte, et l'île occupait le centre d'une circonférence qui semblait être infinie.

      L'ingénieur et ses compagnons, muets, immobiles, parcoururent du regard, pendant quelques minutes, tous les points de l'Océan. Cet Océan, leurs yeux le fouillèrent jusqu'à ses plus extrêmes limites. Mais Pencroff, qui possédait une si merveilleuse puissance de vision, ne vit rien, et certainement, si une terre se fût relevée à l'horizon, quand bien même elle n'eût apparu que sous l'apparence d'une insaisissable vapeur, le marin l'aurait indubitablement reconnue, car c'étaient deux véritables télescopes que la nature avait fixés sous son arcade sourcilière! De l'Océan, les regards se reportèrent sur l'île qu'ils dominaient tout entière, et la première question qui fut posée le fut par Gédéon Spilett, en ces termes: «Quelle peut être la grandeur de cette île?»

      Véritablement, elle ne paraissait pas considérable au milieu de cet immense Océan.

      Cyrus Smith réfléchit pendant quelques instants; il observa attentivement le périmètre de l'île, en tenant compte de la hauteur à laquelle il se trouvait placé; puis:

      «Mes amis, dit-il, je ne crois pas me tromper en donnant au littoral de l'île un développement de plus de cent milles.

      — Et conséquemment, sa superficie?...

      — Il est difficile de l'apprécier, répondit l'ingénieur, car elle est trop capricieusement découpée.»

      Si Cyrus Smith ne se trompait pas dans son évaluation, l'île avait, à peu de chose près, l'étendue de Malte ou Zante, dans la Méditerranée; mais elle était, à la fois, beaucoup plus irrégulière, et moins riche en caps, promontoires, pointes, baies, anses ou criques. Sa forme, véritablement étrange, surprenait le regard, et quand Gédéon Spilett, sur le conseil de l'ingénieur, en eut dessiné les contours, on trouva qu'elle ressemblait à quelque fantastique animal, une sorte de ptéropode monstrueux, qui eût été endormi à la surface du Pacifique.

      Voici, en effet, la configuration exacte de cette île, qu'il importe de faire connaître, et dont la carte fut immédiatement dressée par le reporter avec une précision suffisante.

      La portion est du littoral, c'est-à-dire celle sur laquelle les naufragés avaient atterri, s'échancrait largement et bordait une vaste baie terminée au sud-est par un cap aigu, qu'une pointe avait caché à Pencroff, lors de sa première exploration. Au nord-est, deux autres caps fermaient la baie, et entre eux se creusait un étroit golfe qui ressemblait à la mâchoire entr'ouverte de quelque formidable squale.

      Du nord-est au nord-ouest, la côte s'arrondissait comme le crâne aplati d'un fauve, pour se relever en formant une sorte de gibbosité qui n'assignait pas un dessin très déterminé à cette partie de l'île, dont le centre était occupé par la montagne volcanique. De ce point, le littoral courait assez régulièrement nord et sud, creusé, aux deux tiers de son périmètre, par une étroite crique, à partir de laquelle il finissait en une longue queue, semblable à l'appendice caudal d'un gigantesque alligator.

      Cette queue formait une véritable presqu'île qui s'allongeait de plus de trente milles en mer, à compter du cap sud-est de l'île, déjà mentionné, et elle s'arrondissait en décrivant une rade foraine, largement ouverte, que dessinait le littoral inférieur de cette terre si étrangement découpée.

      Dans sa plus petite largeur, c'est-à-dire entre les Cheminées et la crique observée sur la côte occidentale qui lui correspondait en latitude, l'île mesurait dix milles seulement; mais sa plus grande longueur, de la mâchoire du nord-est à l'extrémité de la queue du sud-ouest, ne comptait pas moins de trente milles.

      Quant à l'intérieur de l'île, son aspect général était celui-ci: très boisée dans toute sa portion méridionale depuis la montagne jusqu'au littoral, elle était aride et sablonneuse dans sa partie septentrionale. Entre le volcan et la côte est, Cyrus Smith et ses compagnons furent assez surpris de voir un lac, encadré dans sa bordure d'arbres verts, dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. Vu de cette hauteur, le lac semblait être au même niveau que la mer, mais, réflexion faite, l'ingénieur expliqua à ses compagnons que l'altitude de cette petite nappe d'eau devait être de trois cents pieds, car le plateau qui lui servait de bassin n'était que le prolongement de celui de la côte.

      «C'est donc un lac d'eau douce? demanda Pencroff.

      — Nécessairement, répondit l'ingénieur, car il doit être alimenté par les eaux qui s'écoulent de la montagne.

      — J'aperçois une petite rivière qui s'y jette, dit Harbert, en montrant un étroit ruisseau, dont la source devait s'épancher dans les contreforts de l'ouest.

      — En effet, répondit Cyrus Smith, et puisque ce ruisseau alimente le lac il est probable que du côté de la mer il existe un déversoir par lequel s'échappe le trop-plein des eaux. Nous verrons cela à notre retour.»

      Ce petit cours d'eau, assez sinueux, et la rivière déjà reconnue, tel était le système hydrographique, du moins tel il se développait aux yeux des explorateurs. Cependant, il était possible que, sous ces masses d'arbres qui faisaient des deux tiers de l'île une forêt immense, d'autres rios s'écoulassent vers la mer. On devait même le supposer, tant cette région se montrait fertile et riche des plus magnifiques échantillons de la flore des zones tempérées. Quant à la partie septentrionale, nul indice d'eaux courantes; peut-être des eaux stagnantes dans la portion marécageuse du nord-est, mais voilà tout; en somme, des dunes, des sables, une aridité très prononcée qui contrastait vivement avec l'opulence du sol dans sa plus grande étendue.