Hector Malot

Ida et Carmelita


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la matinée s'avançait et l'heure du déjeuner approchait.

      Il avait emporté dans son sac du pain et de la viande froide, et il comptait sur une source qu'il connaissait pour leur donner de l'eau.

      Bientôt ils arrivèrent à cette source, et pour la première fois ils s'assirent sur l'herbe.

      —L'endroit vous déplaît-il?

      —Bien au contraire, et choisi à souhait non seulement pour déjeuner, mais encore pour causer librement en toute sûreté. Et précisément j'ai à vous parler. C'est même dans ce but, si vous voulez bien me permettre cet aveu, que je vous ai proposé cette promenade.

      Alors elle se mit à sourire.

      —Je vous étonne, dit-elle.

      —Je l'avoue.

      —Vous avez donc cru que je voulais tout simplement faire une excursion dans ces montagnes?

      —J'ai cru ce que vous me disiez.

      —Ce que je vous disais était la vérité, mais ce n'était pas toute la vérité: oui, j'avais grande envie de faire cette excursion pour le plaisir qu'elle pouvait me donner; mais aussi j'avais grand désir de me ménager un tête-à-tête avec vous, dans lequel je pourrai vous adresser une demande pour moi très importante.

      —Je vous écoute.

      —Ah? maintenant rien ne presse, car je ne crains pas que notre tête-à-tête soit troublé; déjeunons donc d'abord, ensuite je vous ferai mes confidences. N'écouterez-vous pas mieux? Pour moi, je parlerai plus facilement quand j'aurai apaisé mon appétit, car je meurs de faim.

      Ouvrant son sac, il en tira les provisions et les ustensiles de table qu'il renfermait.

      Ces provisions et ces ustensiles étaient des plus simples: du pain, un poulet froid et du sel; deux couteaux, deux verres et deux petites serviettes; dans une gourde recouverte d'osier, du vin blanc d'Yverne.

      Le couvert fut bien vite mis sur un quartier de rocher et ils s'assirent en face l'un de l'autre.

      —Pour le plaisir que je me promettais, dit-elle, je suis servie à souhait.

      Et, tout en mordant du bout des dents un os de poulet elle promena lentement les yeux autour d'elle.

      Assurément il y a en Suisse beaucoup de montagnes plus célèbres que ces pentes des dents de Naye et de Jaman, cependant il en est peu où la vue puisse embrasser un panorama plus vaste, et surtout plus varié! tout se trouve réuni, arrangé, disposé, composé, pour le plaisir des yeux: les eaux, les bois, les champs, les prairies, les villages et les villes. Au loin, se confondant dans le ciel, les pics sauvages des Alpes, couverts de neiges et qui, de quelque côté qu'on se tourne, vous entourent, et vous éblouissent; à ses pieds, au contraire, le spectacle de la vie civilisée: les toits des villages qui réfléchissent les rayons du soleil, les bateaux à vapeur qui tracent des sillons blancs sur les eaux bleues du lac, et, dans les vallées, la fumée des locomotives qui court et s'envole à travers les maisons et les arbres. Les bruits de la plaine et des vallées ne montent point jusqu'à ces hauteurs, et dans l'air tranquille on n'entend que les clochettes des vaches ou le chant des bergers qui fauchent l'herbe sur les pentes trop rapides pour les pieds des troupeaux.

      —Quel malheur que ces bergers ne nous chantent pas le Ranz des vaches! dit Carmelita en souriant.

      Et elle se mit elle-même à chanter à pleine voix cet air, tel qu'il se trouve écrit dans Guillaume Tell.

      —Comment trouvez-vous ma voix! demanda-telle.

      —Admirable.

      —Ce n'est pas un compliment que je vous demande, mais une réponse sincère; vous comprendrez tout à l'heure l'importance de cette sincérité.

      —Tout à l'heure?

      —Oui, quand je vous ferai mes confidences; mais le moment n'est pas encore venu, car ma faim n'est pas assouvie. J'accepte un nouveau morceau de poulet, si vous voulez bien me l'offrir.

      Il se levait de temps en temps pour aller emplir leurs verres au filet d'eau qui, par un conduit en bois, tombait dans le tronc d'un pin creusé en forme d'auge.

      Bientôt il ne resta plus du poulet que les os, et la gourde se trouva vide.

      Alors, à son tour, elle se leva et, s'éloignant de quelques pas, elle se mit à cueillir dans l'herbe des violettes bleues et jaunes, des anémones printanières, des saxifrages et d'autres fleurs alpines, dont elle forma une petite botte.

      Puis, revenant vers le colonel, qui pendant ce temps avait refermé son sac, elle jeta toutes ces fleurs sur l'herbe et, s'asseyant, elle commença à les arranger en bouquet.

      —Il faut que je commence par vous avouer, dit-elle, que j'ai pour vous une grande estime et que vous m'inspirez une entière confiance.

      —Pourquoi

      —Pourquoi? Ce serait bien long à expliquer et difficile aussi. Je vous demande donc à affirmer seulement cette estime et cette confiance pour vous faire comprendre comment j'ai été amenée à vous prendre pour confident.

      Le colonel eût voulu répondre; mais, ne trouvant qu'une fadaise, il se contenta d'un signe de main pour dire qu'il écoutait.

      —Vous savez, continua-t-elle, comment j'ai été élevée. Mon oncle a conçu le projet de me faire faire un grand mariage, et il a voulu me rendre digne des hautes destinées qu'il ambitionnait pour moi..., et aussi un peu pour lui, il faut bien le dire. Ai-je ou n'ai-je pas profité de ses leçons! C'est une question que je n'ai pas à examiner, et sur laquelle je ne veux pas vous interroger; car vous ne pourriez me répondre que poliment, et c'est à votre sincérité que je fais appel. Quoi qu'il en soit, le grand mariage désiré ne s'est pas fait, et les rêves de mon oncle ne se sont point réalisés. Je suis sans fortune, cela explique tout.

      —Ne croyez pas que tous les hommes ne recherchent que la fortune dans la femme qu'ils épousent.

      —Je ne crois rien; je constate que je ne suis pas mariée, et je l'explique par une raison qui me paraît bonne. Cependant j'avoue volontiers qu'elle n'est pas la seule. Pour que ces grands mariages réussissent, pour qu'une jeune fille qui n'a rien que quelques avantages personnels se marie, il faut, n'est-ce pas, que cette jeune fille travaille elle-même habilement à ce mariage, qu'elle trouve elle-même son mari, et qu'avec plus ou moins d'adresse, de diplomatie, de rouerie, de coquetterie, de persévérance, elle oblige elle-même ce mari à l'épouser. C'est au moins ainsi que se sont accomplis les beaux mariages qui ont servi d'exemples à mon oncle, et lui ont mis en tête l'idée de me donner pour mari un prince ou un empereur. Il avait eu d'illustres exemples sous les yeux et il avait cru que je pourrais les suivre. Par malheur pour le succès de son plan, je n'ai pas voulu, dans cette comédie du mariage, accepter mon rôle tel qu'il me l'avait dessiné. Il était très important, ce rôle, très brillant et assurément intéressant à jouer; je l'ai transformé en un rôle muet.

      Elle s'arrêta et, le regardant:

      —Est-ce vrai? demanda-t-elle.

      —Très vrai.

      —Mais ce rôle, je n'ai pu l'accepter que par une sorte d'obéissance, sans réflexion pour ainsi dire, sans avoir conscience de ce que je faisais. Mon oncle me demandait de le remplir, je le remplissais en l'appropriant à ma nature; j'obéissais à son ordre, et par cette soumission il me semblait que je m'acquittais de la reconnaissance que je lui devais. Il faut remarquer, si vous ne l'avez déjà fait, que je ne suis précoce en rien: mon esprit, mon intelligence, ne se sont ouverts que tardivement, peu à peu, si tant est qu'ils se soient ouverts. Je suis donc restée assez longtemps sans comprendre ce rôle, et surtout sans voir le résultat auquel j'arriverais, si je réussissais dans son dénoûment: c'est-à-dire à un mariage peut-être riche ou puissant, mais à coup sûr malheureux; car, à vos yeux, n'est-ce pas, comme aux miens, un mariage sans amour ne peut être que malheureux?

      —Assurément.