elle posa la main sur son coeur,—j'ai résolu de ne pas aller plus loin et de m'arrêter. Jamais position n'a été plus délicate que la mienne: je devais beaucoup à mon oncle, et, d'un autre côté, je me devais à moi-même de ne pas poursuivre des projets de mariage qui ne pouvaient faire que mon malheur, ainsi que celui du mari que j'épouserais. Comment sortir de cette difficulté? J'y réfléchis longtemps. Mais, si difficile que soit une position, on trouve toujours moyen d'en sortir lorsqu'on le veut fermement.
Il écoutait, se demandant où allait aboutir cette étrange confidence et surtout pourquoi elle la lui faisait.
Elle continua:
—Vous savez qu'en ces derniers temps, j'ai beaucoup travaillé la musique et que j'ai pris des leçons de chant. «Si je n'avais pas dû être une grande dame, j'aurais été une grande artiste», me disait chaque jour mon professeur. Eh bien! grande dame, je ne la serai point; au contraire, je serai artiste. Dans quelques jours, je partirai d'ici, seule, pour l'Italie, et, sous un faux nom, je débuterai au théâtre.
—Vous?
—Oui, moi. Voilà pourquoi j'ai voulu vous faire cette confidence. C'est pour vous prier d'être, au moment de mon départ, auprès de mon oncle et de ma mère, pour leur adoucir le coup que je leur porterai. J'ai cru que personne mieux que vous ne pouvait remplir cette mission, et c'est le service que je vous demande. Vous ne me le refuserez point, n'est-ce pas?
—Comédienne!
—Je vois que je vous surprends, dit-elle en le regardant. Et pourquoi? Que voulez-vous que je fasse? Quelle position ai-je dans le monde? Je suis d'une noble famille, cela est vrai; mon oncle est prince, cela est vrai encore. Mais après? Ma famille est ruinée, et mon oncle est sans fortune; voilà qui est non moins vrai. Dans cette situation, quelle espérance m'est permise?
—Mais celle qu'a eue le prince, celle qu'il a toujours, et qui me paraît,—laissez-moi le dire, sans mettre aucune galanterie dans mes paroles,—tout à fait légitime et parfaitement fondée.
—Vous voulez dire celle d'un mariage, d'un grand, d'un beau mariage?
—Sans doute, qui plus que vous fut jamais digne de ce mariage?
—Quoi qu'il en soit, dit-elle en continuant le développement de son idée, ce mariage, ce beau mariage, ne s'est pas réalisé jusqu'à présent.
—Pouvez-vous croire qu'il ne se réalisera pas un jour ou l'autre? est-ce à votre âge qu'il est permis de désespérer?
—Où est-il ce mari? Depuis un an; nous avons vécu dans le même monde, l'un près de l'autre, de la même vie pour ainsi dire. Où l'avez-vous vu ce mari? Nulle part, n'est-ce pas? Il ne s'est pas présenté.
—De ce qu'il ne s'est pas présenté jusqu'à présent, s'ensuit-il qu'il ne doive pas se présenter un jour?
—Assurément, je crois qu'il ne se présentera pas: mais je vais plus loin et j'affirme qu'il ne devait pas se présenter. C'était à moi de l'aller chercher. Ce que je n'ai pas fait, alors que je ne me rendais pas bien compte de ma position, je le ferai encore bien moins maintenant, que je sais ce qu'elle est et que je raisonne. Je vous l'ai dit et je vous le répète, je veux mon indépendance; je veux celle de la vie; je veux aussi, je veux surtout celle du coeur. Si je me marie jamais, je veux choisir mon mari, non parce qu'il a un grand nom ou une grande position, mais parce qu'il m'aime et que je l'aime. Cela, je l'espère, ne vous paraît pas trop romanesque; je vous assure que je ne suis pas romanesque.
—Mais je n'ai jamais pensé qu'on devait s'excuser d'être romanesque; trop peu de gens, hélas! mettent le sentiment dans leur existence.
—C'est précisément cela que je veux: mettre le sentiment au-dessus des intérêts, et non les intérêts au-dessus du sentiment. Voilà pourquoi je tiens à être libre, Je sais que l'on me reprochera mon coup de tête. Comédienne! quelle bassesse! Appartenir à l'une des premières familles de l'Italie et se faire chanteuse, quelle folie! Et cependant j'ai une excuse. Puisque je suis destinée à jouer la comédie en ce monde, j'aime mieux la jouer au théâtre que dans la vie. Le rôle qu'on veut m'imposer et que je devrais accepter pour réussir me pèse et m'humilie, de sorte que je le joue aussi mal que possible et que je ne réussirai jamais; tandis que celui que je veux prendre n'a rien qui m'effraye.
—Cependant....
—Oui, vous avez raison, ce que je dis là est inexact. Il y a une chose qui m'effraye et beaucoup, c'est de quitter mon oncle et ma mère.
Elle parut très émue et s'arrêta un moment.
—C'est cette considération qui pendant longtemps m'a arrêtée, dit-elle en reprenant. J'ai hésité, j'ai été d'une résolution à une autre, décidée un jour à partir, le lendemain à rester près d'eux et à laisser les choses aller sans m'en mêler: car je sens, croyez-le bien, le chagrin que je vais leur causer. Pour ma pauvre mère, cette séparation sera terrible; pour mon oncle, elle ne le sera pas moins, puisqu'elle sera l'anéantissement de projets auxquels depuis sept années il a tout sacrifié: son temps, sa peine, sa fortune, ses plaisirs. On ne sait pas, on ne saura jamais ce qu'ont été les soins de mon oncle; songez que ce qu'il ne savait pas, il a eu le courage, à son âge, de l'apprendre pour me l'enseigner. Et quel courage non moins admirable dans cet enseignement donné à une fille telle que moi! Certes, bien des fois ses leçons m'ont été pénibles et cruelles, mais je sens maintenant qu'elles n'ont pas pu l'être moins pour lui que pour moi.
De nouveau elle fit une pause pour se remettre.
—Et voilà de quelle récompense je vais le payer. Ah! cela est affreux. Qu'il sache au moins que je ne me sépare pas de lui, le coeur léger, par un coup de tête, sans ressentir les angoisses de cette séparation et sans compatir à son chagrin. Voilà le service que je réclame de vous, et voilà pourquoi j'ai tenu si vivement à nous ménager cette promenade, qui devait me permettre de m'expliquer librement et de bien vous dire tout ce que je désire qui soit répété à mon oncle, ainsi qu'à ma mère, je ne veux pas qu'ils m'accusent injustement et je remets ma cause entre vos mains: voulez-vous la plaider non seulement pour moi, de façon qu'ils ne me condamnent pas, mais encore pour eux, de façon à adoucir leur douleur?
—J'aurais bien des choses à vous opposer, mais les raisons par lesquelles je vous combattrais, vous vous les êtes données vous-même, j'en suis sûr. Je suis à vous.
Elle lui prit la main et la serra en le regardant.
Puis tout à coup, s'arrachant à l'émotion qui l'oppressait:
—Vous plaît-il que nous nous remettions en route? dit-elle. En avant! et ne pensons plus qu'au plaisir de la promenade.
IV
Eh quoi! c'était là Carmelita!
Quelle différence entre la réalité et ce qu'il savait ou plutôt ce qu'il croyait savoir d'elle!
Que de fois lui avait-on répété le mot de la fable: «Belle tête, mais point de cervelle!»
Assurément ceux qui parlaient ainsi ne la connaissaient point, ou bien c'était la jalousie et l'envie qui les inspiraient.
Non seulement il y avait quelque chose dans cette cervelle, mais encore il y avait de nobles sentiments dans ce coeur.
Si l'on s'était trompé sur son intelligence, ne pouvait-on pas aussi s'être trompé de même sur son caractère?
Pour lui, qui venait d'éprouver combien cette intelligence était différente de ce qu'il avait cru tout d'abord et de ce qu'on lui avait dit, il était tout porté à ne pas admettre un jugement plus que l'autre.
En raisonnant ainsi, il marchait derrière Carmelita, et, depuis qu'ils avaient quitté la place où ils avaient déjeuné,