la montagne. Là, un jeune berger, aux gages de dame Hansen, était employé à la garde d'une demi-douzaine de vaches et d'une trentaine de moutons — le soeter ne comprenant que des pâturages sans aucune sorte de culture.
De sa nature, Joël était obligeant et serviable. Connu dans tous les gaards du Telemark, c'est dire qu'il était aimé dans tous. Quant aux trois êtres pour lesquels il éprouvait une affection sans bornes, c'étaient, avec sa mère, son cousin Ole et sa soeur Hulda.
Lorsque Ole Kamp avait quitté Dal pour s'embarquer une dernière fois, combien Joël regretta de ne pouvoir doter Hulda pour lui garder son fiancé! En vérité, s'il eût été habitué à la mer, il n'aurait pas hésité à partir à la place de son cousin. Mais il fallait quelque argent pour les débuts du nouveau ménage. Or, dame Hansen n'ayant pris aucun engagement, Joël avait compris qu'elle ne pouvait rien distraire du bien de famille. Ole avait donc dû s'en aller au loin, de l'autre côté de l'Atlantique. Joël l'avait conduit jusqu'aux dernières limites de leur vallée, sur la route de Bergen. Là, après l'avoir longtemps serré dans ses bras, il lui avait souhaité bon voyage et heureux retour. Puis, il était revenu consoler sa soeur qu'il aimait d'un amour à la fois fraternel et paternel.
Hulda, à cette époque, avait dix-huit ans. Ce n'était pas la «piga», ainsi qu'on appelle la servante dans les auberges norvégiennes, mais plutôt la «fraken», la miss des Anglais, «la mademoiselle», comme sa mère était «la madame» de la maison. Quel charmant visage, encadré de cheveux blonds, un peu dorés, sous un léger bonnet de linge, dégagé en arrière pour laisser tomber de longues nattes! Quelle jolie taille sous ce corsage d'étoffe rouge à lisérés verts, bien ajusté au buste, entrouvert sur le plastron, orné de broderies en couleurs, surmonté de la chemisette blanche dont les manches venaient se serrer aux poignets par un bracelet de rubans! Quelle gracieuse tournure sous le ceinturon rouge à fermoirs d'argent filigrané, qui retenait la jupe verdâtre, doublée du tablier à losanges multicolores, et sous lequel apparaissait le bas blanc, engagé dans cette fine chaussure du Telemark, effilée à sa pointe.
Oui! la fiancée de Ole était charmante avec cette physionomie un peu mélancolique des filles du Nord, mais souriante aussi. En la voyant, on songeait volontiers à cette Hulda la Blonde, dont elle portait le nom, et que la mythologie scandinave laisse errer, comme la fée heureuse, autour du foyer domestique.
Sa réserve de fille modeste et sage ne lui ôtait rien de la grâce avec laquelle elle accueillait les hôtes d'un jour qui s'arrêtaient à l'auberge de Dal. On le savait dans le monde des touristes. N'était-ce pas déjà une attraction de pouvoir échanger avec Hulda le «shake-hand», cette cordiale poignée de main qui se donne à tous et à toutes?
Et, après lui avoir dit:
— Merci pour ce repas, Tack for mad!
Quoi de plus agréable que de lui entendre répondre de sa voix fraîche et sonore:
— Puisse-t-il vous faire du bien, Wed bekomme!
IV
Ole Kamp était parti depuis un an. Il l'avait dit dans sa lettre - - une rude campagne, cette campagne d'hiver sur les parages de New Found Land! On y gagne bien son argent, quand on en gagne. Il y a là-bas des coups de vent d'équinoxe qui surprennent les bâtiments, au large des îles, et détruisent en quelques heures toute une flottille de pêche. Mais le poisson pullule sur ce haut fond de Terre-Neuve, et les équipages, lorsqu'ils sont favorisés, trouvent une large compensation aux fatigues comme aux dangers de ce trou à tempêtes.
Du reste, les Norvégiens sont de bons marins. Ils ne boudent point à la besogne. Au milieu des fiords du littoral, depuis Christiansand jusqu'au cap Nord, entre les récifs du Finmark, à travers les passes des Loffoden, les occasions ne leur manquent pas de se familiariser avec les fureurs de l'Océan. Lorsqu'ils traversent l'Atlantique Nord pour aller de conserve aux lointaines pêcheries de Terre-Neuve, ils ont déjà fait preuve de courage. Pendant leur enfance, ce qu'ils ont reçu de coups de queue d'ouragan, sur la côte européenne, les a mis à même d'affronter les coups de tête des mêmes tempêtes sur le New Found Land. Ils attrapent la bourrasque à son début, voilà toute la différence.
Les Norvégiens ont de qui tenir, d'ailleurs. Leurs ancêtres étaient d'intrépides gens de mer, à l'époque où les Hansen avaient accaparé le commerce de l'Europe septentrionale. Peut-être furent-ils un peu pirates dans les anciens temps; mais la piraterie c'était alors la façon de procéder. Sans doute, le commerce s'est bien moralisé depuis, bien qu'il soit permis de penser qu'il reste encore quelque chose à faire.
Quoi qu'il en soit, les Norvégiens étaient d'audacieux navigateurs, ils le sont aujourd'hui, ils le seront toujours. Ole Kamp n'était pas homme à démentir les promesses de son origine. Son apprentissage, son initiation à ces durs travaux, c'est à un vieux maître au cabotage de Bergen qu'il les devait. Toute son enfance s'était passée dans ce port, l'un des plus fréquentés du royaume scandinave. Avant de prendre la grande mer, il avait été un audacieux gamin des fiords, un dénicheur d'oiseaux aquatiques, un pêcheur de ces innombrables poissons qui servent à fabriquer le stock-fish. Puis, devenu mousse, il a commencé à naviguer sur la Baltique, au large de la mer du Nord, et même jusqu'aux parages de l'Océan polaire. Il fit ainsi plusieurs voyages à bord des grands navires de pêche, et obtint le grade de maître, quand il eut plus de vingt et un ans. Il en avait maintenant vingt-trois.
Entre ses campagnes, il ne manquait jamais de venir revoir la famille qu'il aimait, la seule qui lui restât au monde.
Et alors, quand il se trouvait à Dal, quel compagnon digne de Joël! Il le suivait dans ses courses, à travers les montagnes, jusque sur les plus hauts plateaux du Telemark. Les fields après les fiords, ça lui allait à ce jeune marin, et il ne restait jamais en arrière, à moins que ce ne fût pour tenir compagnie à sa cousine Hulda.
Une étroite amitié s'établit peu à peu entre Ole et Joël. Ce fut par une conséquence tout indiquée que ce sentiment prit une autre forme à l'égard de la jeune fille. Et comment Joël ne l'eût-il pas encouragé? Où sa soeur aurait-elle trouvé dans toute la province un meilleur garçon, une nature plus sympathique, un caractère plus dévoué, un coeur plus chaud? Ole pour mari, le bonheur de Hulda était assuré. Ce fut donc avec l'agrément de sa mère et de son frère que la jeune fille se laissa aller sur la pente naturelle de ses sentiments. De ce que ces gens du Nord sont peu démonstratifs, il ne faudrait pas les taxer d'insensibilité. Non! C'est leur manière, à eux, et peut-être en vaut-elle bien une autre!
Enfin, un jour, tous quatre étant dans la grande salle, Ole dit, sans autre entrée en matière:
— Il me vient une idée, Hulda!
— Laquelle? répondit la jeune fille.
— Il me semble que nous devrions nous marier!
— Je le crois aussi.
— Cela serait convenable, ajouta dame Hansen, comme si c'eût été une affaire discutée depuis longtemps déjà.
— En effet, et de cette façon, Ole, répliqua Joël, je deviendrais tout naturellement ton beau-frère.
— Oui, dit Ole, mais il est probable, mon Joël, que je ne t'en aimerai que davantage…
— Si c'est possible!
— Tu le verras bien!
— Ma foi, je ne demande pas mieux! répondit Joël, qui vint serrer la main de Ole.
— Ainsi, c'est entendu, Hulda? demanda dame Hansen.
— Oui, ma mère, répondit la jeune fille.
— Tu le penses bien, Hulda, reprit Ole. Il y a beau temps que je t'aime sans le dire!
— Moi aussi, Ole!
— Comment cela m'est venu, je ne le sais guère.
— Ni moi.
— Sans doute,