me découvrit alors les desseins des Grecs auxquels il rapporta de précieux renseignements. Mon cœur se réjouissait, car déjà mon désir était de revoir ma maison; je pleurais sur la faute que Vénus m'avait fait commettre, quand, me conduisant à Troie, elle m'éloigna de ma fille et de mon époux qui ne le cède à personne pour l'esprit et pour la beauté.
Ménélas dit alors:
—Femme, tu as parlé selon la convenance. J'ai vu bien des héros, mais jamais encore je n'ai connu un mortel semblable à Ulysse. Voici ce que ce guerrier courageux osa faire dans le cheval de bois où nous étions cachés, apportant aux Troyens le carnage et la mort:—Tu t'approchais du piège perfide, suivie de Deiphobe; trois fois tu en fis le tour; tu en touchas les flancs et tu appelas par leur nom les premiers des Danaéens, imitant la voix de leurs épouses. Le fils de Tydée, Ulysse et moi entendîmes tes appels. Diomède et moi voulions nous élancer; Ulysse nous retint, calmant notre impatience, et Anticus ayant voulu te répondre, il lui tint la bouche fermée et sauva ainsi les Grecs.
Télémaque, ému à ces récits, s'écria:
—Ménélas, chef des peuples, tes paroles augmentent ma tristesse, car les exploits d'Ulysse n'ont pu lui éviter la triste mort, malgré son cœur de fer. A présent, fais-nous conduire à notre couche afin que nous goûtions les douceurs du sommeil.
Alors Hélène l'Argienne leur fit dresser sous le portique des lits aux belles couvertures de pourpre, et le fils d'Atrée se retira dans sa demeure avec la divine Hélène au long voile.
Quand parut l'Aurore aux doigts de rose, Ménélas sortit de son appartement; il vint auprès de Télémaque et lui dit ces mots:
—Dis-moi, Télémaque, quelle affaire t'amène dans la divine Lacédémone?
Télémaque lui répondit:
—Fils d'Atrée, je suis venu te demander des nouvelles de mon père. Je te supplie de me raconter sa triste fin si tu en as été témoin; par pitié ne me cache pas la vérité.
Ménélas gémissant, lui dit:
—A tes questions, à tes prières, je ne répondrai rien qui s'écarte de la vérité; voici:
»Les dieux me retenaient encore dans Pharos près des bouches de l'Egyptos. Pendant vingt jours, le vent favorable cessant de souffler, toutes nos provisions s'étaient épuisées; une déesse prit pitié de moi, Idothée, fille du puissant Protée, dont je touchai le cœur. Pendant que mes compagnons, errant sur le rivage, cherchaient à calmer leur faim dévorante, elle s'approcha de moi et me dit ces paroles:
»—Etranger, es-tu donc si dépourvu de sens et te complais-tu dans la souffrance que tu ne trouves un terme à tes peines et à celles de tes compagnons.
»Je lui répondis:
»—Déesse, je ne suis point ici par ma volonté; j'ai, sans doute, offensé les Immortels; dis-moi, car les dieux savent tout, quel est celui qui me ferme la route à travers la mer poissonneuse?
»La déesse me répliqua aussitôt:
»—Etranger, dans ces lieux vient souvent l'Immortel Protée, dieu véridique et serviteur de Neptune. C'est lui qui m'a donné le jour. Si tu pouvais le saisir par ruse, il t'enseignerait ta route et t'apprendrait même les choses arrivées dans ta patrie depuis ton départ.
»Je lui répondis:
»—Comment ferai-je pour saisir ce divin vieillard, car un mortel ne peut dompter un dieu.
Idothée me dit alors:
»—Vers le milieu du jour, le vieillard marin sort des flots et vient se reposer dans un antre humide au milieu des phoques noirs et ondulants de la belle Halosydné. Je t'y conduirai au lever de l'aurore avec trois de tes compagnons choisis parmi les plus braves. Le rusé vieillard viendra entouré de ses phoques, semblable au berger conduisant ses brebis. Il les comptera, puis il se couchera et s'endormira au milieu d'eux. A ce moment-là, saisissez-le et maintenez-le avec vigueur, car pour vous échapper, il prendra la forme de divers animaux, et deviendra même eau limpide et feu dévorant. Alors, serrez-le davantage et lorsqu'enfin, il t'interrogera, cesse toute violence, et demande-lui quel dieu te poursuit et quel est le moyen de rentrer dans ta patrie.»
»Elle dit, et se laissa glisser dans la mer mouvante. Je revins vers nos vaisseaux l'esprit agité et, le lendemain, j'emmenai trois compagnons au cœur ferme.
»Idothée nous apporta alors du vaste sein de la mer quatre peaux de phoques fraîchement écorchées, et creusant des lits dans le sable, elle nous fit coucher et nous couvrit chacun d'une peau. L'embuscade était pénible, car l'odeur affreuse des phoques nous mettait au supplice. Pour nous soulager, la déesse approcha de nos narines l'ambroisie au doux parfum. Toute la matinée nous attendîmes avec patience. Vers le milieu du jour, le vieillard, suivi de ses phoques, sortit de la mer et compta son troupeau. Son cœur ne soupçonna point la ruse et il se coucha. Alors, poussant de grands cris, nous nous élançâmes sur lui. Le vieillard n'oubliant pas son art trompeur, se fit d'abord lion à la belle crinière, puis dragon, puis panthère et sanglier énorme. Il devint ensuite eau rapide et arbre aux branches élevées. Mais nous le tenions étroitement serré; l'artificieux vieillard se sentant vaincu et m'interrogeant enfin, m'adressa ces paroles:
»—Fils d'Atrée, que désires-tu de moi?
»Je lui dis aussitôt:
»—Tu sais que depuis longtemps, retenu dans cette île, je ne puis trouver un terme à mes peines et mon cœur se consume de douleur. Dis-moi quel est celui des Immortels qui ferme ma route et me barre la mer poissonneuse?
»Protée me dit alors:
»—Le destin ne veut pas que tu revoies ta patrie avant que, retourné dans les eaux de l'Egyptos, tu n'aies offert de saintes hécatombes aux Immortels, habitant le vaste ciel.
»Il dit et mon cœur se remplit de tristesse:
»—Vieillard, lui répondis-je, je ferai ainsi que les dieux l'ordonnent, mais dis-moi si tous les Achéens sont heureusement rentrés dans leurs foyers, ou si quelqu'un d'entre eux est mort prématurément au retour de la guerre de Troie?
»Il me dit aussitôt:
»—Tu n'as nul besoin de connaître ces choses, ni ma pensée; avant peu, tu verseras des larmes ayant tout appris; cependant je te dirai que plusieurs ont péri dans le retour; mais l'un d'eux vit, retenu sur un point de la vaste mer. Ajax a bu l'onde amère près des vaisseaux aux longues rames, pour ses paroles orgueilleuses. Quant à ton frère, protégé de Junon, une tempête le saisit près de Malée, mais les dieux changèrent le vent et conduisirent ses vaisseaux aux lieux où habitait Egisthe, fils de Thyeste. Se réjouissant, Agamemnon embrassait la terre de la patrie aimée, la mouillant de ses larmes. D'une retraite cachée, un espion que le perfide Egisthe avait placé là signala son retour. Aussitôt Egisthe, choisissant vingt hommes braves, vint avec des chevaux et des chars, au-devant du pasteur des peuples. Il ramena le héros et le tua pendant le festin célébrant son retour, comme on tue un bœuf à l'étable. Aucun des compagnons du fils d'Atrée, ni les complices d'Egisthe ne survécurent.
»A ce récit, mon cœur se brisa. Assis sur le sable, je ne pouvais arrêter mes larmes. Alors le vieillard marin me dit:
»—Ne pleure pas, fils d'Atrée, sur ces choses sans remède; hâte plutôt ton retour pour préparer Oreste à la vengeance fatale.
»Je sentis à ces mots mon cœur se ranimer dans ma poitrine, et j'adressai au dieu ces paroles ailées:
»Puisque je sais maintenant le sort de ces deux guerriers, dis-moi le nom du troisième encore retenu sur la vaste mer?
»Il me dit aussitôt:
»—C'est le fils de Laërte, Ulysse, roi d'Ithaque. Je l'ai vu dans l'île de Calypso, retenu par force, versant d'abondantes larmes, n'ayant ni vaisseau aux longues rames, ni compagnons pour parcourir, sur le dos de la vaste mer, la route du retour dans la patrie. Pour toi, Ménélas,