jeune homme écoutait éperdument. Plus calme, maintenant que les faits prenaient une signification moins tragique, il commençait à comprendre.
– Et alors ?
– Et alors, causons…
– Oui… oui… causons…
– Une cigarette ? dit le prince. Tu acceptes ? Ah ! Je vois que tu te rattaches à la vie. Tant mieux, nous nous entendrons, et cela rapidement.
Il alluma la cigarette du jeune homme, la sienne, et, tout de suite, en quelques mots, d’une voix sèche, il s’expliqua :
– Feu Gérard Baupré, tu étais las de vivre, malade, sans argent, sans espoir Veux-tu être bien portant, riche, puissant ?
– Je ne saisis pas.
– C’est bien simple. Le hasard t’a mis sur mon chemin, tu es jeune, joli garçon, poète, tu es intelligent, et – ton acte de désespoir le prouve – d’une belle honnêteté. Ce sont là des qualités que l’on trouve rarement réunies. Je les estime… et je les prends à mon compte.
– Elles ne sont pas à vendre.
– Imbécile ! Qui te parle de vente ou d’achat ? Garde ta conscience. C’est un joyau trop précieux pour que je t’en délivre.
– Alors qu’est-ce que vous me demandez ?
– Ta vie !
Et, désignant la gorge encore meurtrie du jeune homme :
– Ta vie ! Ta vie que tu n’as pas su employer ! Ta vie que tu as gâchée, perdue, détruite, et que je prétends refaire, moi, et suivant un idéal de beauté, de grandeur et de noblesse qui te donnerait le vertige, mon petit, si tu entrevoyais le gouffre où plonge ma pensée secrète…
Il avait saisi entre ses mains la tête de Gérard, et il continuait avec une emphase ironique :
– Tu es libre ! Pas d’entraves ! Tu n’as plus à subir le poids de ton nom ! Tu as effacé ce numéro matricule que la société avait imprimé sur toi comme un fer rouge sur l’épaule. Tu es libre ! Dans ce monde d’esclaves où chacun porte son étiquette, toi tu peux, ou bien aller et venir inconnu, invisible, comme si tu possédais l’anneau de Gygès ou bien choisir ton étiquette, celle qui te plaît ! Comprends-tu ? Comprends-tu le trésor magnifique que tu représentes pour un artiste, pour toi si tu le veux ? Une vie vierge, toute neuve ! Ta vie, c’est de la cire que tu as le droit de modeler à ta guise, selon les fantaisies de ton imagination ou les conseils de ta raison.
Le jeune homme eut un geste de lassitude.
– Eh ! Que voulezvous que je fasse de ce trésor ? Qu’en ai-je fait jusqu’ici ? Rien.
– Donne-le-moi.
– Qu’en pourrez-vous faire ?
– Tout. Si tu n’es pas un artiste, j’en suis un, moi ! Et enthousiaste, inépuisable, indomptable, débordant. Si tu n’as pas le feu sacré, je l’ai, moi ! Où tu as échoué, je réussirai, moi ! Donne-moi ta vie.
– Des mots, des promesses !… s’écria le jeune homme dont le visage s’animait… Des songes creux ! Je sais bien ce que je vaux !… Je connais ma lâcheté, mon découragement, mes efforts qui avortent, toute ma misère. Pour recommencer ma vie, il me faudrait une volonté que je n’ai pas…
– J’ai la mienne…
– Des amis…
– Tu en auras !
– Des ressources…
– Je t’en apporte, et quelles ressources ! Tu n’auras qu’à puiser, comme on puiserait dans un coffre magique.
– Mais qui êtes-vous donc ? s’écria le jeune homme avec égarement.
– Pour les autres, le prince Sernine… Pour toi… qu’importe ! Je suis plus que prince, plus que roi, plus qu’empereur.
– Qui êtes-vous ?… qui êtes-vous ? balbutia Baupré.
– Le Maître… celui qui veut et qui peut… celui qui agit… Il n’y a pas de limites à ma volonté, il n’y en a pas à mon pouvoir. Je suis plus riche que le plus riche, car sa fortune m’appartient… Je suis plus puissant que les plus forts, car leur force est à mon service.
Il lui saisit de nouveau la tête, et le pénétrant de son regard :
– Sois riche aussi… sois fort… c’est le bonheur que je t’offre… c’est la douceur de vivre… la paix pour ton cerveau de poète… c’est la gloire aussi. Acceptes-tu ?
– Oui… oui… murmura Gérard, ébloui et dominé. Que faut-il faire ?
– Rien.
– Cependant…
– Rien, te dis-je. Tout l’échafaudage de mes projets repose sur toi, mais tu ne comptes pas. Tu n’as pas à jouer de rôle actif. Tu n’es, pour l’instant, qu’un figurant… même pas ! Un pion que je pousse.
– Que ferai-je ?
– Rien… des vers ! Tu vivras à ta guise. Tu auras de l’argent. Tu jouiras de la vie. Je ne m’occuperai même pas de toi. Je te le répète, tu ne joues pas de rôle dans mon aventure.
– Et qui serai-je ?
Sernine tendit le bras et montra la chambre voisine :
– Tu prendras la place de celui-là. Tu es celui-là. Gérard tressaillit de révolte et de dégoût.
– Oh non ! Celui-là est mort… et puis c’est un crime… non, je veux une vie nouvelle, faite pour moi… imaginée pour moi… un nom inconnu…
– Celui-là, te dis-je, s’écria Sernine, irrésistible d’énergie et d’autorité… tu seras celui-là et pas un autre ! Celui-là, parce que son destin est magnifique, parce que son nom est illustre et qu’il te transmet un héritage dix fois séculaire de noblesse et d’orgueil.
– C’est un crime, gémit Baupré, tout défaillant…
– Tu seras celui-là, proféra Sernine avec une violence inouïe… celui-là ! Sinon tu redeviens Baupré, et sur Baupré, j’ai droit de vie ou de mort.
Choisis. Il tira son revolver, l’arma et le braqua sur le jeune homme.
– Choisis ! répéta-t-il.
L’expression de son visage était implacable. Gérard eut peur et s’abattit sur le lit en sanglotant.
– Je veux vivre !
– Tu le veux fermement, irrévocablement ?
– Oui, mille fois oui ! Après la chose affreuse que j’ai tentée, la mort m’épouvante… Tout… tout plutôt que la mort !… Tout !… la souffrance… la faim… la maladie… toutes les tortures, toutes les infamies… le crime même, s’il le faut… mais pas la mort.
Il frissonnait de fièvre et d’angoisse, comme si la grande ennemie rôdait encore autour de lui et qu’il se sentît impuissant à fuir l’étreinte de ses griffes.
Le prince redoubla d’efforts, et d’une voix ardente, le tenant sous lui comme une proie :
– Je ne te demande rien d’impossible, rien de mal… S’il y a quelque chose, j’en suis responsable… Non, pas de crime… un peu de souffrance, tout au plus… un peu de ton sang qui coulera. Mais qu’est-ce que c’est, auprès de l’effroi de mourir ?
– La souffrance m’est indifférente.
– Alors, tout de suite ! clama Sernine. Tout de suite ! Dix secondes de souffrance, et ce sera tout… dix secondes, et la vie de l’autre