Et vous renoncez, je l’espère, à suspecter ce malheureux Lupin ? ricana M. Dudouis.
Ganimard prit un temps, réfléchit, et riposta d’un ton sentencieux :
– C’est justement quand je ne comprends plus que je suspecte Arsène Lupin.
Telles furent les premières constatations effectuées par la justice au lendemain de ce crime étrange. Constatations vagues, incohérentes et auxquelles la suite de l’instruction n’apporta ni cohérence ni certitude. Les allées et venues d’Antoinette Bréhat demeurèrent absolument inexplicables, comme celles de la Dame blonde, et pas davantage on ne sut quelle était cette mystérieuse créature aux cheveux d’or, qui avait tué le Baron d’Hautrec et n’avait pas pris à son doigt le fabuleux diamant de la couronne royale de France.
Et, plus que tout, la curiosité qu’elle inspirait donnait au crime un relief de grand forfait dont s’exaspérait l’opinion publique.
Les héritiers du Baron d’Hautrec ne pouvaient que bénéficier d’une pareille réclame. Ils organisèrent avenue Henri-Martin, dans l’hôtel même, une exposition des meubles et objets qui devaient se vendre à la salle Drouot. Meubles modernes et de goût médiocre, objets sans valeur artistique… mais au centre de la pièce, sur un socle tendu de velours grenat, protégée par un globe de verre, et gardée par deux agents, étincelait la bague au diamant bleu.
Diamant magnifique, énorme, d’une pureté incomparable, et de ce bleu indéfini que l’eau claire prend au ciel qu’il reflète, de ce bleu que l’on devine dans la blancheur du linge. On admirait, on s’extasiait… et l’on regardait avec effroi la chambre de la victime, l’endroit où gisait le cadavre, le parquet démuni de son tapis ensanglanté, et les murs surtout, les murs infranchissables au travers desquels avait passé la criminelle. On s’assurait que le marbre de la cheminée ne basculait pas, que telle moulure de la glace ne cachait pas un ressort destiné à la faire pivoter. On imaginait des trous béants, des orifices de tunnel, des communications avec les égouts, avec les catacombes…
La vente du diamant bleu eut lieu à l’hôtel Drouot. La foule s’étouffait et la fièvre des enchères s’exaspéra jusqu’à la folie.
Il y avait là le Tout-Paris des grandes occasions, tous ceux qui achètent et tous ceux qui veulent faire croire qu’ils peuvent acheter, des boursiers, des artistes, des dames de tous les mondes, deux ministres, un ténor italien, un roi en exil qui, pour consolider son crédit, se donna le luxe de pousser, avec beaucoup d’aplomb et une voix vibrante, jusqu’à cent mille francs. Cent mille francs ! Il pouvait les offrir sans se compromettre. Le ténor italien en risqua cent cinquante, une sociétaire des Français cent soixante-quinze.
À deux cent mille francs néanmoins, les amateurs se découragèrent. À deux cent cinquante mille, il n’en resta plus que deux : Herschmann, le célèbre financier, le roi des mines d’or, et la comtesse de Crozon, la richissime Américaine dont la collection de diamants et de pierres précieuses est réputée.
– Deux cent soixante mille… deux cent soixante-dix mille… soixante-quinze.., quatre-vingt… proférait le commissaire, interrogeant successivement du regard les deux compétiteurs… deux cent quatre-vingt mille pour madame… personne ne dit mot ?…
– Trois cent mille, murmura Herschmann.
Un silence. On observait la comtesse de Crozon. Debout, souriante, mais d’une pâleur qui dénonçait son trouble, elle s’appuyait au dossier de la chaise placée devant elle. En réalité, elle le savait et tous les assistants le savaient aussi, l’issue du duel n’était pas douteuse : logiquement, fatalement, il devait se terminer à l’avantage du financier, dont les caprices étaient servis par une fortune de plus d’un demi-milliard. Pourtant, elle prononça :
– Trois cent cinq mille.
Un silence encore. On se retourna vers le roi des mines, dans l’attente de l’inévitable surenchère. Il était certain qu’elle allait se produire, forte, brutale, définitive.
Elle ne se produisit point. Herschmann restait impassible, les yeux fixés sur une feuille de papier que tenait sa main droite, tandis que l’autre gardait les morceaux d’une enveloppe déchirée.
– Trois cent cinq mille, répétait le commissaire. Une fois ?… Deux fois ?… Il est encore temps… personne ne dit mot ?… Je répète : une fois ?… Deux fois ?…
Herschmann ne broncha pas. Un dernier silence. Le marteau tomba.
– Quatre cent mille, clama Herschmann, sursautant, comme si le bruit du marteau l’arrachait de sa torpeur.
Trop tard. L’adjudication était irrévocable.
On s’empressa autour de lui. Que s’était-il passé ? Pourquoi n’avait-il pas parlé plus tôt ?
Il se mit à rire.
– Que s’est-il passé ? Ma foi, je n’en sais rien. J’ai eu une minute de distraction.
– Est-ce possible ?
– Mais oui, une lettre qu’on m’a remise.
– Et cette lettre a suffi…
– Pour me troubler, oui, sur le moment.
Ganimard était là. Il avait assisté à la vente de la bague. Il s’approcha d’un des garçons de service.
– C’est vous, sans doute, qui avez remis une lettre à M. Herschmann ?
– Oui.
– De la part de qui ?
– De la part d’une dame.
– Où est-elle ?
– Où est-elle ?… Tenez, Monsieur, là-bas… cette dame qui a une voilette épaisse.
– Et qui s’en va ?
– Oui.
Ganimard se précipita vers la porte et aperçut la dame qui descendait l’escalier. Il courut. Un flot de monde l’arrêta près de l’entrée. Dehors, il ne la retrouva pas.
Il revint dans la salle, aborda Herschmann, se fit connaître et l’interrogea sur la lettre. Herschmann la lui donna. Elle contenait, écrits au crayon, à la hâte, et d’une écriture que le financier ignorait, ces simples mots :
« Le diamant bleu porte malheur. Souvenez-vous du Baron d’Hautrec. »
Les tribulations du diamant bleu n’étaient pas achevées, et, déjà connu par l’assassinat du Baron d’Hautrec et par les incidents de l’hôtel Drouot, il devait, six mois plus part, atteindre à la grande célébrité. L’été suivant, en effet, on volait à la comtesse de Crozon le précieux joyau qu’elle avait eu tant de peine à conquérir.
Résumons cette curieuse affaire dont les émouvantes et dramatiques péripéties nous ont tous passionnés et sur laquelle il m’est enfin permis de jeter quelque lumière.
Le soir du 10 août, les hôtes de M. et Mme de Crozon étaient réunis dans le salon du magnifique château qui domine la baie de la Somme. On fit de la musique. La comtesse se mit au piano et posa sur un petit meuble, près de l’instrument, ses bijoux, parmi lesquels se trouvait la bague du Baron d’Hautrec.
Au bout d’une heure le comte se retira, ainsi que ses deux cousins, les d’Andelle, et Mme de Réal, une amie intime de la comtesse de Crozon. Celle-ci resta seule avec M. Bleichen, consul autrichien, et sa femme.
Ils causèrent, puis la comtesse éteignit une grande lampe située sur la table du salon. Au même moment, M. Bleichen éteignait les deux lampes du piano. Il y eut un instant d’obscurité, un peu d’effarement, puis le consul alluma une bougie, et tous trois gagnèrent leurs appartements. Mais, à peine chez elle, la comtesse se souvint de ses bijoux et enjoignit à sa femme de chambre d’aller les chercher. Celle-ci revint et les déposa sur la cheminée sans que sa maîtresse les examinât. Le lendemain, Mme