Claude Farrère

L'homme qui assassina: Roman


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       Claude Farrère

      L'homme qui assassina: Roman

      Publié par Good Press, 2020

       [email protected]

      EAN 4064066079260

      Table des matières

       La première de couverture

       Page de titre

       Texte

      GÉRARD COCHET

      PARIS

      LES ÉDITIONS G. CRÈS & Cie

      21, RUE HAUTEFEUILLE, 21

      MCMXXI

      I

      13 août 19...

      Hier, vendredi, neuvième jour de mon ère nouvelle, turque, j'ai été présenté, après le Sélamlick, à Sa Majesté Impériale le Sultan.

      Rien de notable en cette cérémonie. Au cours de ma carrière, plus diplomatique, hélas, que soldatesque, pas mal de Majestés m'ont déjà accueilli, avec d'identiques sourires, dans des cabinets identiquement meublés. L'empereur des Ottomans ne diffère pas beaucoup d'aucun de ses confrères. Il a toutefois l'air plus intelligent et moins vulgaire que la plupart d'entre eux. Par ailleurs, cérémonial analogue, et conversation protocolaire selon l'immuable rite international. Sans efforts, j'aurais pu me croire à Rome ou à Pétersbourg.

      Par contre, avant la présentation, incident assez curieux: nous étions, l'ambassadeur et moi, en compagnie d'une douzaine de personnages du corps diplomatique, dans le salon d'attente; sous les fenêtres, les régiments de la garde se massaient pour cette superbe parade qui précède la prière du Sultan dans sa mosquée.

      C'est alors qu'un Turc est entré, un très beau Turc de la grande race circassienne, éblouissant dans un uniforme à larges broderies. Il a marché droit sur l'ambassadeur, d'un pas brusque de soldat, et, après la poignée de mains:

      —Votre Excellence me fera-t-elle l'honneur?... dit-il en me désignant.

      J'ai été nommé aussitôt, copieusement:

      —Mon nouveau colonel, le marquis Renaud de Sévigné Montmoron.

      (Narcisse Boucher, ambassadeur de la République, ne manque jamais une occasion de faire sonner les particules et titres qu'il regrette amèrement de ne point avoir lui-même.)

      Cela, d'ailleurs, est une réflexion de l'escalier.

      Sur le moment, je n'ai eu l'esprit de songer à rien autre qu'au Turc, qui me plantait en plein visage le regard de ses yeux bleu foncé, droit comme une épée.

      —Vous ne me reconnaissez pas, monsieur le colonel? Mehmed pacha!

      «Mehmed pacha», ici, c'est à peu près aussi précis qu'en France, «comte Jean» ou «marquis Pierre». L'ambassadeur, déférent, a complété:

      —Son Excellence le maréchal Mehmed Djaleddin pacha, chef du cabinet politique de Sa Majesté....

      Chef du cabinet politique, alias prince des espions du Palais? Non, cela ne réveillait absolument rien dans ma tête. Le Turc souriait.

      —Rappelez-vous ... le yacht du duc d'Épernon, la Feuille de Rose!...

      Ah! du coup je me suis rappelé!... mais, dans ce salon impérial, la rencontre était imprévue.

      Une histoire vieille de douze ans:—mon premier voyage à Constantinople, à bord de cette Feuille de Rose, démolie aujourd'hui depuis des années. Nous avions passé huit jours devant Stamboul. Et, la veille du départ, d'Épernon, en grand mystère, avait faufilé à bord une sorte de mendiant merveilleusement déguisé. C'était Mehmed bey, sur qui Sa Majesté venait de jeter l'œil de la défaveur, et qui jugeait prudent de s'absenter de Turquie.—Mehmed bey, que je retrouve largement rentré en grâce, pacha, maréchal et grand-maître de la police secrète! Comique.

      Au fait, il a peu changé, et j'ai fini par le reconnaître tant bien que mal. Ils ne courent pas les rues, d'ailleurs, les soldats de son espèce, hauts comme des lances, forts et souples comme des tigres, et vous dardant toujours au milieu des prunelles leurs diables d'yeux étincelants. Avec cela, le front tcherkess, large et bombé comme une cuirasse, et une fière broussaille de cheveux bouclés, à peine grisonnants. Il n'a pas cinquante ans, ce maréchal. Et ce n'est pas seulement un homme de cour. En 1877, il servait dans les houzards, et, à Plewna, il a bel et bien eu quatre chevaux tués sous lui. D'Épernon m'avait conté ça....

      Et le voilà chef d'espions. Drôle de pays!

      Nous étions dans l'embrasure d'une fenêtre. Familièrement, Mehmed pacha appuya son bras sur mes épaules et me pencha au dehors. Dans l'avenue défilaient les zouaves arabes, rouges et verts:

      —Allez, dites-le! Cela vous chiffonne de me retrouver chef du cabinet politique.... Si, si! et c'est tellement naturel.... Vous autres Français, vous n'aimez pas les espions. Pourtant, vous-même, hein? attaché militaire?... espion déguisé, il n'y a pas à dire non. Mais écoutez ceci, monsieur le colonel: les soldats peuvent être espions, en France comme en Turquie, et rester honorables, à cause de leur uniforme, qui les signale de loin à l'ennemi, à tous les ennemis. Avec votre dolman bleu de ciel, vous ne nous prenez pas en traître; et moi non plus: du plus loin qu'on voit mon cheval, on sait que je suis Mehmed pacha. Maintenant, il faut que je vous quitte; Sa Majesté va sortir d'Yildiz, et je dois être à la portière du landau. Mais au revoir.

      Il fit deux pas vers la porte, et revint:

      —J'oubliais le principal. Il y a douze ans, vous m'avez sauvé la vie, ou peu s'en faut, vous et vos amis. A charge de revanche, quand il vous plaira, monsieur le colonel.

      Et il tourna les talons.

      Un quart d'heure plus tard, je le reconnus dans le cortège impérial. Entre les régiments rangés en bataille, entre les drapeaux cramoisis qui s'inclinaient,—les drapeaux de Plewna, du Caucase et de Thessalie,—le sultan passait, et ses magnifiques chevaux, tenus à pleines mains, se cabraient d'aller au pas. Le carrosse était entouré d'une centaine de pachas à grands cordons rouges ou verts et toute cette foule, à pied, trottinait pour n'être pas distancée. Seul, Mehmed Djaleddin, la main gauche posée sur la portière, ne courait pas; il lui suffisait d'allonger ses enjambées robustes.

      Après, ç'a été la prière impériale, le muezzin psalmodiant sur son minaret, et la retraite des régiments, rentrant dans leurs casernes.

      Puis, le retour du sultan, qui repasse au grand trot, sans escorte, ou presque. Puis l'audience, tout à fait quelconque....

      A la porte d'Yildiz, le coupé de l'ambassadeur était avancé. Mais je n'ai pas trouvé ma voiture à moi, égarée.

      Fort indifférent à ce détail, Narcisse Boucher m'a paisiblement tendu la main.

      —Au revoir, colonel. Tiens, n'avez pas votre sapin? Vous frappez pas, allez! va venir tout de suite. A bientôt, pas?

      Et fouette cocher.

      C'est un réconfort de songer que nous avons été la nation la plus délicatement courtoise de l'Europe ..., il y a un peu longtemps,