extraordinaire dont nul n'ignore le nom, le milliardaire français rival des Vanderbilt et des Rockfeller! Fils d'un fermier franc-comtois; orphelin à dix ans, sans sou ni maille; goujat de ferme, puis valet de charrue, voilà son entrée dans la vie. Par quelle sorcellerie va-t-il s'évader de la glèbe, où déjà ses pieds semblent engravés? Nulle somnambule ne le devinerait jamais. Mais, à vingt ans, Narcisse Boucher est à Paris, élève au Conservatoire, et, dès son premier concours, premier prix de violon. Le voilà sacré grand artiste, et peut-être qu'il l'est en vérité. En tout cas, sa carrière est tracée, son succès certain.... Non. Les concerts publics, les auditions mondaines ne sont pas son affaire. Il est trop rustre, trop frotté de la terre originelle. Il échoue. Il renonce à son art. Il disparaît. Longue éclipse. Rebondissement, et second avatar, plus mystérieux que le premier: Narcisse Boucher reparaît tout à coup, millionnaire. Il a quarante ans. Il est industriel, négociant, financier, tout, tout ensemble. Il donne, dans son hôtel, des fêtes insolentes; et parfois, devant trois cents invités, il reprend, goguenard, son violon d'autrefois et goûte d'être acclamé, riche, par ce même Paris qui le sifflait, gueux. La politique l'appelle. Les partis le sollicitent. Il se dérobe, habile. Il se réserve, attend son heure. C'est en terrorisant la Rente qu'il jette bas les ministères, quand les ministères lui ont déplu. Jusqu'au jour du fameux litige africain, des menaces allemandes et de la mobilisation brusquement décrétée,—brusquement arrêtée: car Narcisse Boucher, en vingt-quatre heures, a jeté dans le plateau français le poids formidable de sa toute-puissance financière et tient, suspendues sur l'Allemagne, la faillite et la famine prêtes à choir. C'est la paix, imposée. Et Narcisse Boucher, diplomate irrésistible, a bien conquis son titre d'ambassadeur, le titre pompeux qu'ambitionnait sa vanité.
Il règne ici dans un palais de légende, au milieu d'un parc de conte de fées. Le voilà dans sa grande salle toute tendue de prodigieuses vieilleries persanes, cadeaux de vizirs ou de sultans. Le voilà: partout et toujours, il a été pareil,—long, maigre, flasque, le nez juif tombant bas sur le menton sec, la redingote noire trop luisante et la cravate en cordon de soulier complétant la silhouette piteuse d'un pion de collège en retraite. L'âge, par surcroît, l'a plié en Z, comme la goutte avait plié Scarron. Il s'achemine de la porte au fauteuil, grommelant, boitillant, hoquetant. Mais, sitôt assis, il vous regarde, et pas un peintre d'aucun siècle ne rendrait ce regard dur et rusé, brutal et méfiant, impérieux et sagace.... Il parle: surprise nouvelle; la voix provinciale, alourdie d'un accent franc-comtois qui traîne, jargonne presque à la paysanne en grosses phrases bonasses, où la ruse semble toujours cousue de fil blanc. Quand même, c'est cette voix rustaude qui a dicté la retraite des régiments allemands, déjà rangés en bataille....
Étrange, étrange personnage, déconcertant, inquiétant....
Tant d'apparences mesquines, tant de recoins médiocres ou grotesques! Ses manies de vieux petit rentier, son respect à la Jourdain pour les particules et les titres, sa trivialité native qu'il exagère par une sorte d'ostentation.... Nulle intelligence philosophique, point d'esprit géométrique ni d'esprit de finesse; et pourtant, quelle cervelle nette, balayée de mille poussières dont l'entendement humain est obscurci.
Balayée de beaucoup de scrupules, aussi. Mais la raison d'État, le «fait du Prince» l'exige. On n'y regardait pas de si près, au temps de ma tante grand....
Et d'ailleurs, le violon est là, le violon d'Ingres, pour tout envelopper, diplomatie et finance, d'une harmonie imprévue, plus paradoxale que tout le reste. Narcisse Boucher, c'est, d'abord, un dilettante....
Nous avons déjeuné seul à seul. Narcisse Boucher n'a jamais eu ni femme, ni enfants, ni rien qui ait, en aucune occurence, pu alourdir ou encombrer sa barque, et présenter à ses ennemis une cible vulnérable. Même, il n'a point de neveu, rare merveille pour un des rois de notre République, où les familles unies sont en honneur....
On m'avait averti que Son Excellence, la glace une fois rompue, parlait volontiers d'elle-même, et rarement d'autrechose. Sans doute est-ce ma qualité de nouveau venu qui lui a conseillé de déroger à son habitude. Toujours est-il que, des hors-d'œuvre au dessert, Narcisse Boucher n'a pas soufflé mot de sa biographie, et n'a cessé par contre de s'étendre, copieusement et non sans verve, sur le pays turc et sur ses habitants.
Son préambule n'a pas manqué d'originalité. Nous venions de nous asseoir à table, et par la fenêtre large ouverte, j'admirais le Bosphore et les collines d'Asie. Lui attachait sa serviette autour de son cou.
—Colonel, me dit-il tout à coup, je vois dans vos yeux que vous aimez déjà cette Turquie. Oui, oui, elle n'est pas trop laide à voir. Eh bien, si vous l'aimez, regardez-la bien et profitez-en, parce que vous ne la verrez pas longtemps: c'est un pays foutu.
Je ne sais pourquoi la phrase du maréchal Mehmed Djaleddin me revint brusquement en tête: «Entre la Dette et la Banque, la Corne d'Or est étranglée. Pensez à cela, quand on vous dira que la Turquie se meurt.» J'eus envie de la citer à Boucher. Mais il continuait déjà, de sa voix chevrotante et traînarde:
—Foutu. Comme je vous le dis. Vous n'avez pas encore remarqué ça. Peut-être même que vous le remarquerez difficilement, parce que ce n'est pas trop de la compétence des militaires. Mais vous, vous n'êtes pas une brute. Alors, si je vous explique, il n'est pas impossible que vous compreniez....
«Écoutez-moi bien: ces Turcs, ce sont des gens en retard. Ils vivent comme nous vivions avant 89: ils ont une armée, un monarque, un pape, un bon Dieu, et ils croient à tout ça dur comme fer. Pour comble, leur Prophète leur a défendu de prêter à intérêts. Toute notre vie commerciale et industrielle leur est par conséquent interdite. Ils cultivent la terre et ils exercent de petits métiers. Un point, c'est tout. Par ailleurs ce sont de braves bougres, honnêtes, francs comme l'or et bons comme le pain. Tenez, vous constaterez en vous promenant dans Stamboul: jamais un Turc ne bat une femme, ni un enfant, ni un esclave, ni un chien, ni un chat. Et je crois bien qu'il n'y a qu'ici que ça se passe comme ça.
«Seulement, vous me comprenez: ce n'est pas avec des qualités de ce genre-là qu'une nation moderne peut vivre. De nos jours, les peuples qui ont envie de ne pas crever doivent se mettre au pas de l'époque. L'allure a changé, depuis cent ans. Je ne dis pas que nous soyons meilleurs que nos arrière-grands-pères, ni plus heureux: c'est plutôt tout le contraire. Il y a rudement de crapules aujourd'hui, rudement de crève-la-faim! Mais, ce qui est sûr, c'est que nous sommes plus forts et plus malins. Autrefois, pour détrousser les gogos, il n'y avait guère que le vol pur et simple; et les gogos défendaient leurs poches à coups de fusil. C'était le temps des guerres et des conquêtes, le règne des soldats. Aujourd'hui, nous avons progressé. On ne vole plus, on fait des coups de Bourse et on monte des sociétés par actions. C'est le temps des primes et des dividendes, le règne des hommes d'affaires. Contre les hommes d'affaires, colonel, les soldats ne sont pas de force. Voilà pourquoi la Turquie est un pays foutu.
Je l'écoute et je le regarde. C'est un lieu commun qu'il débite là. Mais il l'assaisonne de sa conviction têtue et de sa lourde malice. Nul doute qu'il ne savoure une joie pure, en m'assénant à moi, soldat, ce coup de massue qui assomme toute ma caste. Pauvre vieux! S'il savait à quel point je m'en fiche!...
Il continue, il parle d'abondance.
—Foutus, les Turcs! Condamnés à mort. Moribonds déjà. Si bien qu'autour d'eux, les charognards pullulent. Vous savez ce qui en est: dès que le blessé saigne, les corbeaux pleuvent du ciel. Pour le blessé turc, les corbeaux de la première heure ont été les Grecs. Ensuite les Syriens sont venus, et puis les Arméniens, les Persans, les Juifs. Tous s'escrimèrent à qui mieux mieux du bec et des ongles. Et la chair turque se déchira, s'arracha lambeau par lambeau.
«Petit lambeau par petit lambeau: les corbeaux ne manquaient pas d'appétit; mais ils manquaient d'envergure. Ils pratiquaient convenablement l'usure, la petite semaine, l'hypothèque et la saisie. Mais rien d'autre. Les grands moyens leur faisaient peur. Cependant, la curée devenait tapageuse. On l'entendait de loin. Un beau jour, l'Europe commença à s'inquiéter. L'Europe d'aujourd'hui, colonel, est un oiseau très vorace; plus vorace, fichtre! qu'un corbeau; plus grand aussi, plus large. Quelque chose comme