George Sand

Lucrezia Floriani


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      Si je vous disais, par exemple, ce qu'un très-grand poëte me disait un jour, sans aucune affectation, et même avec une naïveté enjouée: à toute heure, mille sujets flottent et se succèdent dans ma cervelle: tous me plaisent un instant, mais je ne m'y arrête point, sachant que celui que je suis capable de traiter m'empoignera d'une manière toute particulière et me fera sentir son autorité sur ma volonté par des signes irrécusables?—Quels sont-ils? lui demandai-je, vivement intéressé.—Une sorte d'éblouissement, me répondit-il, et un battement de cœur comme si j'allais m'évanouir. Quand une pensée, une image, un fait quelconque, traversent mon esprit en agitant ainsi mon être physique, quelque vague qu'ils soient, je me sens averti par cette sorte de vertige, d'avoir à m'y arrêter afin d'y chercher mon poëme.

      Eh bien, qu'auriez-vous à répondre à ce poëte? Eût-il mieux fait de vous consulter, que d'écouter cette voix intérieure qui le sommait de lui obéir?

      Dans un ordre d'idées et de productions moins élevées, il y a un attrait mystérieux que je n'aurai pas, quant à moi, l'orgueil d'appeler l'inspiration, mais que je subis sans vouloir m'en défendre quand il se présente. Les gens qui ne font pas d'ouvrages d'imagination croient que cela ne se fait qu'avec des souvenirs, et vous demandent toujours: «Qui donc avez-vous voulu peindre?» Ils se trompent beaucoup s'ils croient qu'il soit possible de faire d'un personnage réel un type de roman, même dans un roman aussi peu romanesque que celui de Lucrezia Floriani. Il faudrait toujours tellement aider à la réalité de cet être, pour le rendre logique et soutenu, dans un fait fictif, ne fût-ce que pendant vingt pages, qu'à la vingt et unième vous seriez déjà sorti de la ressemblance, et à la trentième, le type que vous auriez prétendu retracer aurait entièrement disparu. Ce qui est possible à faire, c'est l'analyse d'un sentiment. Pour qu'il ait un sens à l'intelligence, en passant à travers le prisme des imaginations, il faut donc créer les personnages pour le sentiment qu'on veut décrire, et non le sentiment pour les personnages.

      Du moins c'est là mon procédé, et je n'en ai jamais pu trouver d'autre. Cent fois, on m'a proposé des sujets à traiter. On me racontait une histoire intéressante, on me décrivait les héros, on me les montrait même. Jamais il ne m'a été possible de faire usage de ces précieux matériaux. J'étais de suite frappé d'une chose que tous, vous avez dû observer plus d'une fois. C'est qu'il y a un désaccord apparent, inexplicable, mais très-complet, entre la conduite des personnes dans les circonstances romanesques de la vie, et le caractère, les habitudes, l'extérieur de ces personnes mêmes. De là, ce premier mouvement qui nous fait dire à tous, à l'aspect d'une personne dont les œuvres ou les actions ont frappé notre esprit: Je ne me la figurais pas comme cela!

      D'où vient? Je ne sais, ni vous non plus, lecteurs amis. Mais, c'est ainsi, et nous pourrons le chercher ensemble quand nous en aurons le temps. Quant à présent, pour abréger cet avant-propos déjà trop long, je n'ai qu'un mot à répondre à vos questions accoutumées. Examinez si la peinture de la passion qui fait le sujet de ce livre a quelque vérité, quelque profondeur, je ne dirai pas quelque enseignement, c'est à vous de trouver les conclusions, et tout l'office de l'écrivain consiste à vous faire réfléchir. Quant aux deux types sacrifiés (tous deux) à cette passion terrible, refaites-les mieux en vous-mêmes si la fantaisie de l'auteur les a mal appropriés au genre d'exemple qu'ils devaient fournir.

      GEORGE SAND.

       Nohant,

       16 janvier 1853.

       Table des matières

      Mon cher lecteur (c'est la vieille formule et c'est la seule bonne), je viens t'apporter un nouvel essai dont la forme est renouvelée des Grecs tout au moins, et qui te plaira peut-être médiocrement. Le temps n'est plus où

      ... A genoux dans une humble préface.

      Un auteur au public semblait demander grâce.

      On s'est beaucoup corrigé de celle fausse modestie depuis que Boileau l'a signalée au mépris des grands hommes. Aujourd'hui, on procède tout à fait cavalièrement, et si l'on fait une préface, on y prouve au lecteur consterné qu'il doit lire chapeau bas, admirer et se taire.

      On fait fort bien d'agir ainsi avec toi, lecteur bénévole, puisque cela réussit. Tu n'en es pas moins satisfait, parce que tu sais fort bien que l'auteur n'est pas si mauvaise tête qu'il veut bien le paraître, que c'est un genre, une mode, une manière de porter le costume de son rôle, et qu'au fond, il va te donner ce qu'il a de plus fort et te servir selon ton goût.

      Or, tu as souvent fort mauvais goût, mon bon lecteur. Depuis que tu n'es plus Français, tu aimes tout ce qui est contraire à l'esprit français, à la logique française, aux vieilles habitudes de la langue et de la déduction claire et simple des faits et des caractères. Il faut, pour te plaire, qu'un auteur soit à la fois aussi dramatique que Shakspeare, aussi romantique que Byron, aussi fantastique qu'Hoffmann, aussi effrayant que Lewis et Anne Radcliffe, aussi héroïque que Calderon et tout le théâtre espagnol; et, s'il se contente d'imiter seulement un de ces modèles, tu trouves que c'est bien pauvre de couleur.

      Il est résulté de tes appétits désordonnés, que l'école du roman s'est précipitée dans un tissu d'horreurs, de meurtres, de trahisons, de surprises, de terreurs, de passions bizarres, d'événements stupéfiants; enfin, dans un mouvement à donner le vertige aux bonnes gens qui n'ont pas le pied assez sûr ni le coup d'œil assez prompt pour marcher de ce train-là.

      Voilà donc ce que l'on fait pour te plaire, et si tu as reçu quelques soufflets pour la forme, c'était une manière de fixer ton attention, afin de te combler ensuite des satisfactions auxquelles tu aspires. Ainsi, je dis que jamais public ne fut plus caressé, plus adulé, plus gâté que tu ne l'es, par le temps qui court et les œuvres qui pleuvent.

      Tu as pardonné tant d'impertinences que tu m'en passeras bien une petite; c'est de te dire que tu détériores ton estomac à manger tant d'épices, que tu uses tes émotions et que tu épuises tes romanciers. Tu les forces à un abus de moyens et à des fatigues d'imagination après lesquelles rien ne sera plus possible, à moins qu'on n'invente une nouvelle langue et qu'on ne découvre une nouvelle race d'hommes. Tu ne permets plus au talent de se ménager, et il se prodigue. Un de ces matins, il aura tout dit et sera forcé de se répéter. Cela t'ennuiera, et, ingrat envers tes amis comme tu l'as toujours été, et comme tu le seras toujours, tu oublieras les prodiges d'imagination et de fécondité qu'ils ont faits pour toi et les plaisirs qu'ils t'ont donnés.

      Puisqu'il en est ainsi, sauve qui peut! Demain, le mouvement rétrograde va se faire, la réaction va commencer. Mes confrères sont sur les dents, je parie, et vont se coaliser pour demander un autre genre de travail, et des salaires moins péniblement achetés. Je sens venir cet orage dans l'air qui se plombe et s'alourdit, et je commence prudemment par tourner le dos au mouvement de rotation délirante qu'il t'a plu d'imprimer à la littérature. Je m'assieds au bord du chemin et je regarde passer les brigands, les traîtres, les fossoyeurs, les étrangleurs, les écorcheurs, les empoisonneurs, les cavaliers armés jusqu'aux dents, les femmes échevelées, toute la troupe sanglante et furibonde du drame moderne. Je les vois, emportant leurs poignards, leurs couronnes, leurs guenilles de mendiants, leurs manteaux de pourpre, t'envoyant des malédictions et cherchant d'autres emplois dans le monde que ceux de chevaux de course.

      Mais comment vais-je m'y prendre, moi, pauvre diable, qui n'avais jamais cherché ni réussi à faire d'innovation dans la forme, pour ne pas être emporté dans ce tourbillon, et pour ne pas me trouver, cependant, trop en retard, quand la mode nouvelle, encore inconnue, mais imminente, va lever la tête?

      Je vais me reposer d'abord et faire un petit travail tranquille, après quoi nous verrons bien! Si la nouvelle mode est bonne, nous la suivrons. Mais celle du jour est trop fantasque, trop riche; je suis trop vieux pour m'y mettre, et mes moyens ne me le permettent pas. Je vais continuera porter les habits de mon grand-père; ils sont