George Sand

Lucrezia Floriani


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ne crois pas.

      —Mais, tu es fatigué?

      —Oui, mais pas plus que je ne le suis toujours.

      —Alors, gagnons Iseo; l'air y sera plus doux que sur ces hauteurs.

      Ils se dirigèrent donc vers le petit port d'Iseo. Il y avait eu une fête aux environs. Des charrettes, attelées de petits chevaux maigres et vigoureux, ramenaient les jeunes filles endimanchées, avec leur jolie coiffure de statues antiques, le chignon traversé par de longues épingles d'argent, et des fleurs naturelles dans les cheveux. Les hommes venaient à cheval, à âne ou à pied. Toute la route était couverte de cette population enjouée, de ces filles triomphantes, de ces hommes un peu excités par le vin et l'amour, qui échangeaient à pleine voix avec elles des rires et des propos fort joyeux, trop joyeux certainement pour les chastes oreilles du prince Karol.

      En tout pays, le paysan qui ne se contraint pas et ne change pas sa manière naïve de dire, a de l'esprit et de l'originalité. Salvator, qui ne perdait pas un jeu de mots du dialecte, ne pouvait s'empêcher de sourire aux brusques saillies qui s'entre-croisaient sur le chemin, autour de lui, tandis que la chaise de poste descendait au pas une pente rapide inclinée vers le lac. Ces belles filles, dans leurs carrioles enrubannées, ces yeux noirs, ces fichus flottants, ces parfums de fleurs, les feux du couchant sur tout cela, et les paroles hardies prononcées avec des voix fraîches et retentissantes, le mettaient en belle humeur italienne. S'il eût été seul, il ne lui eût pas fallu beaucoup de temps pour prendre la bride d'un de ces petits chevaux, et pour se glisser dans la carriole la mieux garnie de jolies femmes. Mais la présence de son ami le forçait d'être grave, et, pour se distraire de ses tentations, il se mit à chantonner entre ses dents. Cet expédient ne lui réussit point, car il s'aperçut bientôt qu'il répétait, malgré lui, un air de danse qu'il avait saisi au vol d'un essaim de villageoises qui le fredonnaient en souvenir de la fête.

       Table des matières

      Salvator avait réussi à garder son sang-froid, jusqu'à ce qu'une grande brune, passant à cheval, non loin de la calèche, jambe de çà, jambe de là, lui montra avec un peu trop de confiance son muscle rebondi surmonté d'une jarretière élégante. Il lui fut impossible de retenir une exclamation et de ne pas pencher la tête hors de la voiture, pour suivre de l'œil cette jambe nerveuse et bien tournée.

      —Est-elle donc tombée? lui dit le prince, apercevant sa préoccupation.

      —Tombée quoi? répondit le jeune fou; la jarretière?

      —Quelle jarretière? Je parle de la femme qui passait à cheval. Que regardes-tu?

      —Rien, rien, répliqua Salvator, qui n'avait pu s'empêcher de soulever son bonnet de voyage pour saluer cette jambe. Dans ce pays de courtoisie, il faudrait toujours avoir la tête nue. Et il ajouta, en se rejetant au fond de la voiture: «C'est fort coquet, une jarretière rose vif bordée de bleu-lapis.»

      Karol n'était point pédant en paroles; il ne fit aucune réflexion, et regarda le lac étincelant où brillaient, certes, de plus splendides couleurs que celles des jarretières de la villageoise.

      Salvator comprit son silence et lui demanda, comme pour s'excuser à ses yeux, s'il n'était pas frappé de la beauté de la race humaine dans cette contrée.

      —Oui, répondit Karol avec une intention complaisante: j'ai remarqué qu'il y avait par ici beaucoup de statuaire dans les formes. Mais tu sais que je ne m'y connais pas beaucoup.

      —Je le nie; tu comprends admirablement le beau, et je t'ai vu en extase devant des échantillons de la statuaire antique.

      —Un instant! il y a antique et antique; j'aime le bel art pur, élégant, idéal du Parthénon. Mais je n'aime pas, ou du moins je ne comprends pas la lourde musculature de l'art romain et les formes accusées de la décadence. Ce pays-ci est tourné au matérialisme, la race s'en ressent. Cela ne m'intéresse point.

      —Quoi! franchement, la vue d'une belle femme ne charme pas tes regards, ne fût-ce qu'un instant... quand elle passe?

      —Tu sais bien que non. Pourquoi t'en étonner? Moi, j'ai accepté ton admiration facile et banale pour toutes les femmes tant soit peu belles qui passent devant toi. Tu es pressé d'aimer, et cependant, celle qui doit s'emparer de ton être ne s'est pas encore présentée à tes regards. Elle existe, sans doute, celle que Dieu a créée pour toi; elle t'attend, et toi tu la cherches. C'est ainsi que je m'explique tes amours insensés, tes brusques dégoûts, et toutes ces tortures de l'âme que tu appelles tes plaisirs. Mais, quant à moi, tu sais bien que j'avais rencontré la compagne de ma vie. Tu sais bien que je l'ai connue, tu sais bien que je l'aimerai toujours dans la tombe, comme je l'ai aimée sur la terre. Comme rien ne peut lui ressembler, comme personne ne me la rappellerait, je ne regarde pas, je ne cherche pas: je n'ai pas besoin d'admirer ce qui existe en dehors du type que je porte éternellement parfait, éternellement vivant dans ma pensée.

      Salvator eut envie de contredire son ami; mais il craignit de le voir s'animer sur un pareil sujet, et retrouver, pour la discussion, une force fébrile qu'il redoutait plus pour lui que la langueur de la fatigue. Il se contenta de lui demander s'il était bien sûr de ne jamais aimer une autre femme.

      —Comme Dieu lui-même ne saurait créer un second être aussi parfait que celui qu'il m'avait destiné dans sa miséricorde infinie, il ne permettra pas que je m'égare jusqu'à tenter d'aimer une seconde fois.

      —La vie est longue, pourtant! dit Salvator d'un ton de doute involontaire, et ce n'est pas à vingt-quatre ans qu'on peut faire un pareil serment.

      —On n'est pas toujours jeune à vingt-quatre ans! répondit Karol. Puis il soupira et tomba dans le silence de la méditation. Salvator vit qu'il avait réveillé cette idée d'une mort prématurée, dont son ami se nourrissait comme d'un poison. Il feignit de ne pas le deviner sur ce point, et il essaya de le distraire en lui montrant la jolie vallée dont le lac occupe le fond.

      Le petit lac d'Iseo n'a rien de grandiose dans son aspect, et ses abords sont doux et frais comme une églogue de Virgile. Entre les montagnes qui forment ses horizons et les rides molles et lentes que la brise trace sur ses bords, il y a une zone de charmantes prairies, littéralement émaillées des plus belles fleurs champêtres que produise la Lombardie. Des tapis de safran d'un rose pur jonchent ses rives, où l'orage ne pousse jamais avec fracas la vague irritée. De légères et rustiques embarcations glissent sur des ondes paisibles, où s'effeuillent les fleurs du pêcher et de l'amandier.

      Au moment où les deux jeunes voyageurs descendirent de voiture, plusieurs bateaux levaient leurs amarres, et les habitants des paroisses riveraines, que leurs chevaux et leurs charrettes avaient ramenés de la fête, s'élançaient, en riant et en chantant, sur ces esquifs qui devaient faire le tour du lac et descendre chaque groupe à son domicile. On poussait les charrettes toutes chargées d'enfants et de jeunes filles bruyantes sur les grosses barques; de jeunes couples sautaient sur les nacelles et se défiaient alla regata. Suivant l'habitude de la localité, pour empêcher les chevaux, fumants de sueur, de s'enrhumer durant la traversée, on les plongeait préalablement dans les eaux glaciales de la plage, et ces animaux courageux paraissaient prendre grand plaisir à cette immersion.

      Karol s'assit sur une souche au bord de l'eau, pour contempler, non cette scène animée et pittoresque, mais les vagues horizons bleuâtres de la chaîne Alpestre. Salvator était entré dans la locanda pour choisir les chambres.

      Mais il revint bientôt avec une figure contrariée: le gîte était abominable, brûlant, infect, encombré d'ivrognes et d'animaux qui se querellaient. Il n'y avait pas moyen de se reposer là des fatigues d'une journée de voyage.

      Le prince, quoiqu'il souffrît plus que personne de l'angoisse d'une mauvaise nuit, prenait ordinairement ces sortes de contrariétés avec une insouciance stoïque.