Jules Lemaître

Chateaubriand


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déjà. Nos pères auraient pu le voir entrer à l'Abbaye-aux-Bois.

      Comme l'ancienne France et la nouvelle, il a connu le dur passage de l'une à l'autre; il en a souffert dans son âme et dans sa chair. Il a vu la Révolution et il a vu l'Empire. Son génie a reçu de la réalité les plus beaux ébranlements. Il a «bâillé sa vie», c'est entendu; mais nul n'a été plus aimé, et nul n'a plus joui de sa gloire et de sa tristesse. Orgueil, désir, ennui, c'est toute son âme. Il nous a légué des façons de sentir où nous trouvons encore des délices.

      Voilà, sommairement, ce que Chateaubriand est pour nous, et ce qu'il était pour moi, avant que j'eusse entrepris de l'étudier de plus près. Je ne sais pas du tout si nous découvrirons en lui quelque chose de plus, ou bien autre chose. Nous verrons bien. Sa bibliographie est énorme. Je n'ai pas tout lu, il s'en faut. Je ne vous promets pas d'être complet; je ne vous promets pas d'être original: je ne puis vous assurer que ma sincérité. Ce que je vous propose, en somme, c'est une libre promenade à travers la vie et l'œuvre de Chateaubriand.

      Naturellement, je me servirai beaucoup des Mémoires d'outre-tombe, surtout pour ses commencements, sur lesquels nous n'avons que son témoignage. Je m'en servirai avec la prudence qui convient: car, lorsqu'il nous raconte son enfance, il a déjà quarante ans. Mais aussi la façon dont il voit l'enfant qu'il a été nous fait mieux connaître l'homme.

      Le 4 septembre 1768 naissait, à Saint-Malo, dans une rue sombre et étroite, appelée la rue des Juifs, le chevalier François-Auguste de Chateaubriand. «Il était presque mort quand il vint au jour.» «Le mugissement des vagues soulevées par une bourrasque annonçant l'équinoxe d'automne empêcha d'entendre ses cris... Le bruit de la tempête berça son premier sommeil... Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans son berceau une image de ses destinées.» Bref, Chateaubriand naquit sans aucune simplicité.

      Des neuf enfants nés avant lui, un frère et quatre sœurs survivaient, lorsque, comme il dit, «la vie lui fut infligée». Ne faites pas attention et ne vous désolez pas; cette vie fut, en effet, l'une des plus magnifiques que l'on connaisse, et Dieu sait s'il en a joui! Sauf à l'armée de Condé, après sa blessure, puis à Londres, et peut-être beaucoup plus tard, dans l'extrême vieillesse, je ne crois pas qu'il ait excessivement souffert. Il a été triste, oui; mais être triste, c'est tout autre chose: c'est même, pour lui, presque le contraire.

      Il dit encore: «Il est probable que mes quatre sœurs durent leur existence au désir de mon père d'avoir son nom assuré par l'arrivée d'un second garçon; je résistais; j'avais aversion pour la vie.» Son père et sa mère ne l'avaient donc pas désiré pour lui-même. Il n'a pas été extrêmement aimé par eux. Il les a peu aimés. Son père, cadet d'une famille ancienne, et qui avait réparé la fortune de la maison par le commerce en temps de paix et la course en temps de guerre, était un sinistre vieux gentilhomme; sa mère, une dame grondeuse et avare. «Mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau.» D'ailleurs «une véritable sainte», dit-il autre part: car ça n'empêche pas.

      Cui non risere parentes... «Celui à qui ses parents n'ont pas souri ne fut jamais admis à la table d'un dieu ni au lit d'une déesse.» Cela ne fut point vrai de Chateaubriand, qui, certes, s'assit aux banquets des olympiens et connut les amours des déesses mortelles. La rudesse même et la solitude de son enfance et ce Combourg avare de sourires préparaient en lui ce génie par où il devait régner et plaire. «Cette dure éducation, dit-il, a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie.»

      «On me livra, dit-il encore, à une enfance oisive.» Oisive, mais libre et très peu surveillée. À Saint-Malo, il pousse comme il plaît à Dieu, il vagabonde, se bat et polissonne tout le jour. C'est un gamin un peu court, avec une grosse tête, robuste et dru. Je crois bien qu'il exagère, lorsqu'il dit: «J'étais surtout désolé, quand je paraissais déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie», ou bien, le jour de sa première communion, à Dol: «Mon bouquet et mes habits étaient moins beaux que ceux de mes compagnons.» (Pourquoi? était-il si pauvre? ou sa mère si indifférente?) ou enfin: «Une pierre m'atteignit si rudement (dans une rixe entre galopins) que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule» (il a cette manie de grossir tout ce qui le touche). Mais il eut, certainement, une enfance tumultueuse, à plaies et à bosses, et qui fait songer à l'enfance de son compatriote Duguesclin.

      Il fit des études décousues à Dol, à Rennes, à Dinan. C'était un enfant très orgueilleux et très passionné, en même temps que farouche et rêveur. Tout, dit-il, était passion chez lui, en attendant les passions mêmes. Il faut lire sa résistance délirante, un jour qu'il a été condamné à recevoir le fouet: «L'idée de la honte n'avait point approché de mon éducation sauvage: à tous les âges de ma vie, il n'y a point de supplice que je n'eusse préféré à l'horreur d'avoir à rougir devant une créature vivante.» Chez lui, ce que j'appellerai la crise de la première communion et ensuite la crise de la puberté furent d'une extrême violence. Je ne sais ce qu'il avait caché en confession; sûrement autre chose qu'une désobéissance ou un larcin de confiture. Le prêtre le devine et insiste; l'enfant avoue... «Je n'aurai jamais un tel moment dans ma vie... Je sanglotais de bonheur.» Or, cette même année, le hasard avait fait tomber entre ses mains un Horace complet. En outre, il dérobe un Tibulle. Le quatrième livre de l'Enéide et le sixième de Télémaque le troublent plus que de raison. Des sermons mêmes de Massillon sur la Pécheresse et sur l'Enfant prodigue, il tirait des émotions sensuelles.

      Et bientôt, revenu à Combourg, ce sont des songeries ardentes, et des courses folles dans les bois. «... J'entrevis que d'aimer et d'être aimé d'une manière qui m'était inconnue devait être la félicité suprême... Je me composai une femme de toutes les femmes que j'avais vues...» C'est ici que se place le développement fameux sur la «sylphide», le fantôme d'amour, sur la «charmeresse qui le suit partout» et qui «varie au gré de sa folie». Morceau de rhétorique, mais ardente vers la fin, et mélangée de quelques traits plus précis: «Mes yeux se creusaient, je maigrissais, je ne dormais plus; j'étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de délices.» Il nous dit aussi que sa ferveur religieuse se ralentit alors; et je le crois sans peine.

      À Combourg, où il a presque toujours passé ses vacances, il fait, ses premières études finies, un séjour un peu long. Combourg est un sombre château féodal parmi des étangs et des landes. Combourg est lugubre, mais d'un grand aspect et qui tout de même le remplit d'orgueil. Les soirs d'hiver, après le souper, dans la grande salle éclairée d'une seule chandelle, pendant que le père maniaque fait invariablement les cent pas, la mère et les enfants demeurent silencieux devant la vaste cheminée; puis le chevalier va se coucher dans un donjon isolé, où «il ne perd pas un murmure des ténèbres». Mais, le jour, il fait ce qu'il veut, et, pour se consoler, il a ses quatre sœurs et surtout Lucile.

      Lucile est une étrange fille, belle, pâle, avec «quelque chose de rêveur et de souffrant». «Tout lui était souci, chagrin, blessure... À dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années... Elle avait des songes prophétiques.» Tous deux font ensemble d'interminables promenades et s'échauffent sur la littérature. Ils traduisent ensemble les plus beaux et les plus désespérés passages de Job et de Lucrèce sur la vie. Elle écrit de petits poèmes en prose, «d'une sensibilité passionnée». Il lui raconte tout ce qu'il rêve; elle lui dit: «Tu devrais peindre tout cela.» Ils s'amusent et s'entraînent tous deux à être tristes de cette tristesse «qui a fait, dit-il, mon tourment et ma félicité».

      Comment, ayant cette amie à son côté, en vient-il à songer au suicide? Il ne l'explique que par ces mots: «Lucile était malheureuse, ma mère ne me consolait pas, mon père me faisait éprouver les affres de la vie.» Et il est vrai que ce fut, plutôt qu'un suicide, une sorte de défi à la destinée. Il possédait un fusil de chasse dont la détente était usée: «Je chargeai ce fusil..., je l'armai, j'introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre, je réitérai plusieurs fois; le coup ne partit pas, l'apparition d'un garde suspendit ma résolution.»