écrits (Essai sur les Révolutions, Génie du christianisme, Itinéraire), et dans ses articles et dans ses lettres privées, de rappeler son séjour chez les bons sauvages de la Louisiane. Mais M. l'abbé Bertrin a défendu Chateaubriand, et, il me semble, avec succès sur quelques points. Il reste seulement qu'on démêle fort mal son itinéraire à partir du Niagara et que, souvent, il s'arrange pour nous faire croire qu'il a vu beaucoup plus de pays qu'il n'en a visité en effet.
Quel qu'ait été son voyage, il en rapporte une masse de notes, une suite de descriptions déjà soignées et achevées, et probablement une première ébauche des énormes Natchez.
Ces notes et ces descriptions, il en transporte une partie, en 1822, dans le manuscrit des Mémoires d'outre-tombe. Le reste, il le publie, en 1827, sous le titre de Voyage en Amérique. Mais les morceaux insérés dans les Mémoires ont été sûrement retouchés ou même «récrits» par l'auteur; ils sont, à n'en pas douter, de sa dernière et souveraine manière. Au contraire, le Voyage en Amérique semble bien être la reproduction à peu près intacte du premier manuscrit; donc, comme je le disais, le premier livre de Chateaubriand. Il est intéressant à ce titre.
L'auteur est déjà un fort brillant écrivain. Il est plein, nous le savons, de Jean-Jacques et de Bernardin. Comme peintre, il les égale, il ne les dépasse pas: ce qui n'a rien de surprenant, car il n'a que vingt-deux ou vingt-trois ans. Mais c'est déjà fort beau, vraiment.
Liberté primitive, je te retrouve enfin! Je passe comme cet oiseau qui vole devant moi, qui se dirige au hasard et n'est embarrassé que du choix des ombrages. Me voilà tel que le Tout-Puissant m'a créé, souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux, tandis que les habitants du fleuve accompagnent ma course, que les peuples de l'air m'enchantent de leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur le front de l'homme de la société ou sur le mien qu'est gravé le sceau immortel de notre origine? Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos petites lois, etc.
Il me semble que voilà d'excellent Rousseau.
De même:
Cette terre commence à se peupler... Les générations européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les générations américaines qu'elles auront exterminées? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leur maître, dans ces déserts où l'homme promenait son indépendance? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut chêne qui ne porte que le nid des oiseaux? La richesse du sol ne fera-t-elle point naître de nouvelles guerres? Le Kentucky cessera-t-il d'être la terre du sang, et les édifices des hommes embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio que les monuments de la nature?
Et encore:
Pourquoi trouve-t-on tant de charme à la vie sauvage?... Cela prouve que l'homme est plutôt un être actif qu'un être contemplatif, que dans sa condition naturelle il lui faut peu de chose, et que la simplicité de l'âme est une source inépuisable de bonheur.
(À moins, toutefois, qu'il ne regarde les choses presque uniquement pour les décrire, qu'il n'ait dans son bagage un encrier, une plume et de gros cahiers de papier, et que, sous la hutte de l'Indien, il ne passe plusieurs heures par jour à aligner des phrases artificieuses et savantes dont il attend la renommée et l'admiration des hommes,—comme faisait le chevalier de Chateaubriand: et c'est là sa principale manière de trouver à la vie sauvage «tant de charme».) Et voici d'excellent Bernardin de Saint-Pierre, avec peut-être quelque chose de plus vif dans le pittoresque:
À quelque distance du rivage, à l'ombre d'un cyprès chauve, nous remarquâmes de petites pyramides limoneuses qui s'élevaient sous l'eau et montaient jusqu'à sa surface. Une légion de poissons d'or faisait en silence les approches de la citadelle. Tout à coup l'eau bouillonnait; les poissons d'or fuyaient. Des écrevisses armées de ciseaux, sortant de la place insultée, culbutaient leurs brillants ennemis. Mais bientôt les bandes éparses revenaient à la charge, faisaient plier à leur tour les assiégés, et la brave mais lente garnison rentrait à reculons pour se réparer dans la forteresse.
Ou bien:
De toutes les parties de la forêt, les chauves-souris accrochées aux feuilles élèvent leur chant monotone: on croirait ouïr un glas continu.
Ou encore:
Les canards branchus, les linottes bleues, les cardinaux, les chardonnerets pourpres brillent dans la verdure des arbres; l'oiseau whet-shaw imite le bruit de la scie, l'oiseau-chat miaule, et les perroquets qui apprennent quelques mots autour des maisons les répètent dans les bois.
Déjà, pourtant, certaines inventions verbales et certaines harmonies présagent, semble-t-il, le Chateaubriand futur:
Minuit. Le feu commence à s'éteindre, le cercle de sa lumière se rétrécit. J'écoute: un calme formidable pèse sur ces forêts; on dirait que des silences succèdent à des silences. Je cherche vainement à entendre dans un tombeau universel quelque bruit qui décèle la vie. D'où vient ce soupir? D'un de mes compagnons: il se plaint, bien qu'il sommeille. Tu vis, donc tu souffres: voilà l'homme.
Ce n'est pas mal, pour un garçon de vingt-deux ans. Mais peut-être a-t-il un peu arrangé cela pour l'édition de 1827. Avec lui, on ne sait jamais.
Nous l'avons laissé au moment où il s'embarquait, pour le Havre. Il nous dit que ce départ soudain fut le résultat d'un débat de conscience, qu'il lui parut que c'était pour lui un devoir de revenir au secours du roi, «quoique les Bourbons n'eussent pas besoin d'un cadet de Bretagne». Mais, un peu plus loin, à l'heure de rejoindre l'armée des princes, il prévoit toutes les objections qu'on peut lui faire et s'apprête à les réfuter, fort posément et du ton d'un homme qui ne se fait point d'illusions. Cela ne lui apparaissait donc pas, en tout cas, comme un devoir si impérieux. Je crois que, tout simplement, il en avait assez de l'Amérique, comme peut-être, lorsqu'il était parti pour l'Amérique, il en avait assez de la France. C'était une âme invinciblement inquiète.
Un peu avant d'aborder à Saint-Malo, il est assailli par une terrible et fort belle tempête, qui accroît son magasin de sensations et d'images.
Puis il s'en va à Saint-Malo et se marie.
Pourquoi? pourquoi? pourquoi? C'est affreusement simple. Il s'est aperçu qu'il n'avait pas assez d'argent pour rejoindre les princes. «On me maria, dit-il, afin de me procurer le moyen de m'aller faire tuer pour une cause que je n'aimais pas.» Il épouse une orpheline, mademoiselle Céleste Buisson de la Vigne, «blanche, délicate, mince et fort jolie», qu'il avait aperçue trois ou quatre fois, et dont «on estimait la fortune de cinq à six cent mille francs». C'était donc un mariage riche. Mais il se trouva que la fortune de sa femme était en rentes sur le clergé: «La nation se chargea de les payer à sa façon...» Il faudra emprunter; un notaire lui procurera dix mille francs. Au moment de partir, il les jouera, et les perdra, sauf quinze cents francs. C'est avec ces quinze cents francs qu'il partira pour l'armée des princes. Ce n'était pas la peine de prendre femme pour cela... Il faut dire que c'est sa sœur Lucile qui l'a voulu marier. Peut-être verrons-nous plus tard les raisons qu'elle en avait.
À peine marié, il quitte sa jeune femme. Il l'oubliera totalement pendant douze ans. Avant son départ, il revoit à Paris M. de Malesherbes et lui soumet ses scrupules sur l'émigration. Car, dit-il, «mon peu de goût pour la monarchie absolue ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais.» M. de Malesherbes répond à ses objections. «Il me cita des exemples embarrassants. Il me présenta les Guelfes et les Gibelins s'appuyant des troupes de l'empereur ou du pape; en Angleterre les barons se soulevant contre Jean sans Terre; enfin, de nos jours, il citait la république des États-Unis implorant le secours de la France.» Mais Chateaubriand nous donne ensuite le vrai mobile de son acte: «Je ne cédai réellement qu'au mouvement de mon âge, au point d'honneur.» Deux décrets ayant déjà frappé les émigrés, «c'était dans ces rangs déjà proscrits, dit-il, que j'accourais me placer... La menace du plus fort me fait toujours passer du côté du plus faible». Là, il ne ment