lui donnant son bras tremblant, elle mena Saint-Aubert dans sa chambre.
Dès qu'il fut au lit, il fit appeler Emilie, qui pleurait à quelques pas de la porte; et dès qu'elle arriva, il fit signe qu'on les laissât seuls. Alors il lui prit la main, et fixa ses yeux sur elle avec tant de tendresse et de douleur, que son courage l'abandonna, et elle se mit à fondre en larmes. Saint-Aubert cherchait lui-même à conserver sa fermeté, et ne pouvait parler; il ne pouvait que lui serrer la main et retenir ses propres larmes. A la fin, il prit la parole:—Ma chère enfant, dit-il, en s'efforçant de sourire au travers de l'expression de sa douleur; ma chère Emilie! Il fit une pause, il leva les yeux au ciel comme pour prier; et alors, d'un ton plus ferme et d'un regard où la tendresse d'un père s'unissait avec dignité à la pieuse solennité d'un saint, ma chère enfant, dit-il, je voudrais adoucir les tristes vérités que je suis obligé de vous dire; mais je ne sais rien déguiser. Hélas! je voudrais vous le cacher; mais il serait trop cruel de prolonger votre erreur. Notre séparation est prochaine; osons donc en parler, et préparons-nous à la supporter par nos réflexions et nos prières: la voix lui manqua. Emilie, pleurant toujours, pressa sa main contre son cœur; oppressée par des soupirs convulsifs, elle ne pouvait pas même lever les yeux.
Ne perdons pas un seul moment, dit Saint-Aubert en revenant à lui; j'ai beaucoup de choses à vous dire. J'ai à vous révéler un secret de la plus haute importance, et une promesse à obtenir de vous; quand cela sera fait, je serai plus tranquille. Vous avez observé, ma chère, combien je désire d'être chez moi; vous n'en savez pas la raison; écoutez ce que je vais vous dire. Mais attendez, il me faut cette promesse, cette promesse faite à votre père mourant! Saint-Aubert fut interrompu. Emilie, frappée de ses derniers mots, comme si, pour la première fois, elle eût connu le danger où il était, leva la tête; ses larmes s'arrêtèrent, et, le regardant un moment avec l'expression d'une affliction insoutenable, une convulsion la saisit; elle tomba sans connaissance. Les cris de Saint-Aubert attirèrent Voisin et sa fille; ils donnèrent tous les secours qui dépendaient d'eux, mais ils furent longtemps sans effet. Quand Emilie revint, Saint-Aubert était si épuisé de toute cette scène, qu'il fut quelques minutes sans pouvoir parler. Un cordial qu'Emilie lui donna, parvint à ranimer ses forces. Quand pour la seconde fois ils furent seuls, il s'efforça de la calmer, et lui présenta toutes les consolations que la circonstance pouvait admettre. Elle se jeta dans ses bras, pleura sur sa poitrine; et sa douleur la rendait tellement insensible à ses discours, qu'il cessa de lui en faire aucun; il ne pouvait que s'attendrir et mêler ses larmes aux siennes. Rappelée enfin à un sentiment de devoir, elle voulut épargner à son père un plus long spectacle de sa douleur; elle quitta ses embrassements, sécha ses pleurs, et dit quelques mots, comme de consolation. Ma chère Emilie, reprit Saint-Aubert, ma chère enfant, soumettons-nous avec une humble confiance à l'Etre qui nous a protégés et consolés dans nos dangers et dans nos afflictions. Chaque moment de notre vie fut exposé à ses yeux; il ne voudra pas nous abandonner, il ne nous abandonnera pas maintenant. Je sens cette consolation dans mon cœur: je vous laisserai, mon enfant, je vous laisserai entre ses bras; et quoique je quitte ce monde, je serai toujours en sa présence. Oui, mon Emilie, ne pleurez pas; la mort en elle-même n'a rien de nouveau ou de surprenant, puisque nous savons tous que nous sommes nés pour mourir; elle n'a rien de terrible à ceux qui se confient dans un Dieu tout-puissant.
Après un peu de repos, il reprit la conversation. Revenons, dit-il, au sujet qui me touche au fond du cœur. J'ai dit que j'avais une promesse solennelle à recevoir de vous. Il faut que je la reçoive avant de vous en expliquer la principale circonstance dont j'ai à vous entretenir. Il en est d'autres que, pour votre repos, il est essentiel que vous ignoriez toujours. Promettez-moi donc que vous exécuterez exactement ce que je vais vous commander.
Emilie, à qui cette extrême gravité en imposait, essuya les larmes qu'elle ne pouvait s'empêcher de répandre; et regardant éloquemment Saint-Aubert, elle se lia par serment à faire ce qu'il exigerait d'elle, sans savoir ce que ce pouvait être.
Il continua.—Je vous connais trop bien, mon Emilie, pour craindre jamais que vous manquiez à vos engagements, mais surtout à un engagement si respectable. Votre parole me met en paix, et votre fidélité est d'une inconcevable importance pour la tranquillité de vos jours. Ecoutez à présent ce que j'avais à vous dire. Le cabinet qui joint ma chambre à la vallée renferme une espèce de trappe qui s'ouvre sous une feuille du parquet. Vous la reconnaîtrez à un nœud remarquable du bois; c'est d'ailleurs l'avant-dernière feuille du côté de la boiserie, et en face même de la porte. A une toise environ du côté de la fenêtre, vous apercevrez une jointure, comme si la planche avait été rapportée; c'est par là qu'on l'ouvre. Appuyez le pied sur la ligne, la planche s'enfoncera, et vous pourrez aisément la faire glisser sous l'autre; au-dessous, vous verrez un espace creux. Saint-Aubert s'arrêta pour reprendre haleine, et Emilie resta plongée dans la plus profonde attention. Entendez-vous ces instructions, ma chère? lui dit-il. Emilie, à peine capable de proférer un mot, l'assura qu'elle l'entendait bien.
—Quand vous retournerez à la maison... Il poussa un profond soupir.
Quand elle l'entendit parler de ce retour, toutes les circonstances qui devaient l'accompagner se présentèrent à sa pensée; elle eut une explosion de douleur, et Saint-Aubert, plus affecté encore par la contrainte et l'effort qu'il s'était fait, ne put enfin retenir ses larmes. Après quelques moments, il se remit. Ma chère enfant, dit-il, consolez-vous: quand je ne serai plus, vous ne serez pas abandonnée. Je vous laisse immédiatement sous la protection de la Providence, qui ne m'a jamais refusé ses secours. Ne m'affligez pas par l'excès de votre désespoir; apprenez-moi plutôt, par votre exemple, à modérer celui que je ressens.
Saint-Aubert, qui ne parlait qu'avec difficulté, reprit l'entretien après une pause. Ce cabinet, ma chère... quand vous retournerez à la maison, allez-y, et sous la planche que je vous ai décrite, vous trouverez un paquet de papiers écrits. Faites attention maintenant. La promesse que j'ai reçue de vous est relative à ce seul objet; vous brûlerez ces papiers, et cela sans les lire, sans les regarder: je vous l'ordonne absolument.
La surprise d'Emilie surmontant un instant sa douleur, elle demanda pourquoi cette précaution. Saint-Aubert lui répondit que s'il avait pu le lui expliquer, la promesse qu'il avait exigée n'aurait plus été nécessaire. Qu'il vous suffise, mon enfant, de vous en pénétrer essentiellement; elle est d'une importance extrême. Sous cette même planche, vous trouverez environ deux cents doublons enveloppés dans une bourse de soie. Ce fut même pour mettre en sûreté l'argent qui se trouvait au château, qu'on imagina ce secret. La province était alors inondée de troupes qui prenaient avantage des circonstances et se livraient à toutes sortes de pillages.
Mais j'ai encore une promesse à recevoir de vous: c'est que jamais, quelle que soit votre position, vous ne vendrez la vallée. Saint-Aubert ajouta que, si elle se mariait, elle spécifierait dans le contrat que le château ne serait jamais qu'à elle. Il lui parla ensuite de sa fortune avec plus de détail qu'il n'avait encore fait. Les deux cents doublons et le peu d'argent que vous trouverez dans ma bourse, sont tout le comptant que j'ai à vous laisser. Je vous ai dit en quel état j'étais avec M. Motteville à Paris. Ah! mon enfant, je vous laisse pauvre, mais non pas dans la misère. Emilie ne pouvait répliquer à rien; à genoux près de son lit, elle baignait de pleurs la main chérie qu'elle retenait encore.
Après cette conversation, l'esprit de Saint-Aubert parut beaucoup plus calme; mais, épuisé par l'effort qu'il avait fait, il tomba dans l'assoupissement. Emilie continua de veiller et de pleurer près de lui, jusqu'à ce qu'un léger coup à la porte de la chambre l'obligea de se relever. Voisin venait dire qu'un confesseur du couvent voisin était en bas prêt à assister Saint-Aubert. Emilie ne voulut pas qu'on réveillât son père, et fit prier le prêtre de ne pas quitter la maison. Quand Saint-Aubert sortit de l'assoupissement, tous ses sens étaient confondus; il lui fallut du temps pour reconnaître Emilie qui le gardait. Alors il remua les lèvres, il lui tendit la main; elle la reçut et retomba sur sa chaise, frappée de l'impression de mort qu'elle remarquait dans tous ses traits. En peu d'instants il retrouva la voix, et Emilie lui demanda s'il désirait entretenir un confesseur. Il répondit qu'il le désirait; et quand le révérend père parut, elle se retira. Ils restèrent ensemble environ