mariage, je n'en ai jamais eu souci; il en est de cette fatalité comme de la mort, on y pense pour les autres et non pour soi; les autres doivent mourir, les autres doivent se marier, nous, jamais.
Les enfants n'ont été jusqu'à ce jour, pour moi, que de jolies petites bêtes roses et blondes, surtout les petites filles, qui sont vraiment charmantes avec une robe blanche et une ceinture écossaise: ça remplace supérieurement les kakatoès et les perruches.
Quant à la famille, je ne l'accepterais que sans belle-mère, sans beau-père, sans beau-frère ou belle-soeur, sans cousin ni cousine, et alors ces exclusions la réduisent si bien, qu'il n'en reste rien.
Non, ce que je veux est beaucoup plus simple, ou tout au moins beaucoup plus primitif,—je veux aimer, et, si cela est possible, je veux être aimé.
Je t'entends dire que pour cela je n'avais pas besoin de quitter l'Afrique et que l'amour est de tous les pays, mais par hasard il se trouve que cette vérité, peut-être générale, ne m'est pas applicable puisque je suis un animal sentimental. Or, pour les animaux de cette espèce, l'amour n'est point une simple sensation d'épiderme, c'est au contraire la grande affaire de leur vie, quelque chose comme la métamorphose que subissent certains insectes pour arriver à leur complet développement.
J'ai passé six années en Algérie, et la femme qui pouvait m'inspirer un amour de ce genre, je ne l'ai point rencontrée.
Sans doute, si je n'avais voulu demander à une maîtresse que de la beauté, j'aurais pu, tout aussi bien que tant d'autres, trouver ce que je voulais. Mais, après? Ces liaisons, qui n'ont pour but qu'un plaisir de quelques instants, ne ressemblent en rien à l'amour que je désire.
Maintenant que me voici en France, serai-je plus heureux? Je l'espère et, à vrai dire même, je le crois, car je ne me suis point fait un idéal de femme impossible à réaliser. Brune ou blonde, grande ou petite, peu m'importe, pourvu qu'elle me fasse battre le coeur.
Si ridicule que cela puisse paraître, c'est là en effet ce que je veux. Je conviens volontiers qu'un monsieur qui, en l'an de grâce 1851, dans un temps prosaïque comme le nôtre, demande à ressentir «les orages du coeur» est un personnage qui prête à la plaisanterie.
Mais de cela je n'ai point souci. D'ailleurs, parmi ceux qui seraient les premiers à rire de moi si je faisais une confession publique, combien en trouverait-on qui ne se seraient jamais laissé entraîner par les joies ou par les douleurs de la passion! Dieu merci, il y a encore des gens en ce monde qui pensent que le coeur est autre chose qu'un organe conoïde creux et musculaire.
Je suis de ceux-là, et je veux que ce coeur qui me bat sous le sein gauche, ne me serve pas exclusivement à pousser le sang rouge dans mes artères et à recevoir le sang noir que lui rapportent mes veines.
Mes désirs se réaliseront-ils? Je n'en sais rien.
Mais il suffit que cela soit maintenant possible, pour que déjà je me sente vivre.
Ce qui arrivera, nous le verrons. Peut-être rien. Peut-être quelque chose au contraire. Et j'ai comme un pressentiment que cela ne peut pas tarder beaucoup. Donc, à bientôt.
Un voyage au pays du sentiment, pour toi cela doit être un voyage extraordinaire et fantastique,—en tous cas il me semble que cela doit être aussi curieux que la découverte du Nil blanc.
Le Nil, on connaîtra un jour son cours; mais la femme, connaîtra-t-on jamais sa marche? Saura-t-on d'où elle vient, où elle va?
II
En me donnant Marseille pour lieu de garnison, le hasard m'a envoyé en pays ami, et nulle part assurément je n'aurais pu trouver des relations plus faciles et plus agréables.
Mon père, en effet, a été préfet des Bouches-du-Rhône pendant les dernières années de la Restauration, et il a laissé à Marseille, comme dans le département, des souvenirs et des amitiés qui sont toujours vivaces.
Pendant les premiers jours de mon arrivée, chaque fois que j'avais à me présenter ou à donner mon nom, on m'arrêtait par cette interrogation:
—Est-ce que vous êtes de la famille du comte de Saint-Nérée qui a été notre préfet?
Et quand je répondais que j'étais le fils de ce comte de Saint-Nérée, les mains se tendaient pour serrer la mienne.
—Quel galant homme!
—Et bon, et charmant.
—Quel homme de coeur!
Un véritable concert de louanges dans lequel tout le monde faisait sa partie, les grands et les petits.
Il est assez probable que mon père ne me laissera pas autre chose que cette réputation, car s'il a toujours été l'homme aimable et loyal que chacun prend plaisir à se rappeler, il ne s'est jamais montré, par contre, bien soigneux de ses propres affaires, mais j'aime mieux cette réputation et ce nom honoré pour héritage que la plus belle fortune. Il y a vraiment plaisir à être le fils d'un honnête homme, et je crois que dans les jours d'épreuves, ce doit être une grande force qui soutient et préserve.
En attendant que ces jours arrivent, si toutefois la mauvaise chance veut qu'ils arrivent pour moi, le nom de mon père m'a ouvert les maisons les plus agréables de Marseille et m'a fait retrouver enfin ces relations et ces plaisirs du monde dont j'ai été privé pendant six ans. Depuis que je suis ici, chaque jour est pour moi un jour de fête, et je connais déjà presque toutes les villas du Prado, des Aygalades, de la Rose. Pendant la belle saison, les riches commerçants n'habitent pas Marseille, ils viennent seulement en ville au milieu de la journée pour leurs affaires; et leurs matinées et leurs soirées ils les passent à la campagne avec leur famille. Celui qui ne connaîtrait de Marseille que Marseille, n'aurait qu'une idée bien incomplète des moeurs marseillaises. C'est dans les riches châteaux, les villas, les bastides de la banlieue qu'il faut voir le négociant et l'industriel; c'est dans le cabanon qu'il faut voir le boutiquier et l'ouvrier. J'ai visité peu de cabanons, mais j'ai été reçu dans les châteaux et les villas et véritablement j'ai été plus d'une fois ébloui du luxe de leur organisation. Ce luxe, il faut le dire, n'est pas toujours de très-bon goût, mais le goût et l'harmonie n'est pas ce qu'on recherche.
On veut parler aux yeux avant tout et parler fort. N'a de valeur que ce qui coûte cher. Volontiers on prend l'étranger par le bras, et avec une apparente bonhomie, d'un air qui veut être simple, on le conduit devant un mur quelconque:—Voilà un mur qui n'a l'air de rien et cependant il m'a coûté 14,000 francs; je n'ai économisé sur rien. C'est comme pour ma villa, je n'ai employé que les meilleurs ouvriers, je les payais 10 francs par jour; rien qu'en ciment ils m'ont dépensé 42,000 francs. Aussi tout a été soigné et autant que possible amené à la perfection. Ce parquet est en bois que j'ai fait venir par mes navires de Guatemala, de la côte d'Afrique et des Indes; leur réunion produit une chose unique en son genre; tandis que le salon de mon voisin Salary chez qui vous dîniez la semaine dernière lui coûte 2 ou 3,000 francs parce qu'il est en simple parqueterie de Suisse, le mien m'en coûte plus de 20,000.
Mais ce n'est pas pour te parler de l'ostentation marseillaise que je t'écris; il y aurait vraiment cruauté à détailler le luxe et le confort de ces châteaux à un pauvre garçon comme toi vivant dans le désert et couchant souvent sur la terre nue; c'est pour te parler de moi et d'un fait qui pourrait bien avoir une influence décisive sur ma vie.
Hier j'étais invité à la soirée donnée à l'occasion d'un mariage, le mariage de mademoiselle Bédarrides, la fille du riche armateur, avec le fils du maire de la ville. Bien que la villa Bédarrides soit une des plus belles et des plus somptueuses (c'est elle qui montre orgueilleusement ses 42,000 francs de ciment et son parquet de 20,000), on avait élevé dans le jardin une vaste tente sous laquelle on devait danser. Cette construction avait été commandée par