G. Krioussis Bruno

Le tour de la France par deux enfants


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ce matin. D'abord, je vous ai trouvé deux places dans la charrette d'un camarade qui va chercher des foins tout près de Saint-Quirin, village voisin de la frontière, où vous coucherez ce soir. On vous descendra à un quart d'heure du village. Cela économisera les petites jambes de Julien et les tiennes, André. Ensuite j'ai écrit un mot de billet que voici, pour vous recommander à une vieille connaissance que j'ai aux environs de Saint-Quirin, Fritz, ancien garde forestier de la commune. Vous serez reçus là à bras ouverts, les enfants, et vous y dormirez une bonne nuit. Enfin, ce qui vaut mieux encore, Fritz vous servira de guide le lendemain dans la montagne, et vous mènera hors de la frontière par des chemins où vous ne rencontrerez personne qui puisse vous voir. C'est un vieux chasseur que l'ami Fritz, un chasseur qui connaît tous les sentiers de la montagne et de la forêt. Soyez tranquilles, dans quarante-huit heures vous serez en France.

      —Oh! monsieur Étienne, s'écria André, vous êtes bon pour nous comme un second père!

      —Mes enfants, répondit Étienne, vous êtes les fils de mon meilleur ami, il est juste que je vous vienne en aide. Et puis, est-ce que tous les Français ne doivent pas être prêts à se soutenir entre eux? A votre tour, ajouta-t-il d'une voix grave, quand vous rencontrerez un enfant de la France en danger, vous l'aiderez comme je vous aide à cette heure, et ainsi vous aurez fait pour la patrie ce que nous faisons pour elle aujourd'hui.

014

      Le sabotier des Vosges.—On fabrique surtout les sabots dans les pays de forêts et de montagnes, et on se sert principalement de bois de hêtre ou de noyer pour y creuser les sabots. Il y a beaucoup de sabotiers dans les Vosges, car ces montagnes sont très boisées.

      En achevant ces paroles Étienne entra dans la pièce voisine, où était son atelier de sabotier, et, voulant réparer le temps perdu, il se mit à travailler avec activité. Le petit Julien l'avait suivi, et il prenait un grand plaisir à le voir creuser et façonner si lestement les bûches de hêtre de la montagne.

      Vers le milieu de l'après-midi, la carriole dont avait parlé le père Étienne s'arrêta sur la grande route; le charretier, comme cela était convenu, siffla de tous ses poumons pour avertir les jeunes voyageurs.

      A ce signal, André et Julien saisirent rapidement leur paquet de voyage; ils embrassèrent de tout leur cœur la mère Étienne, et aussitôt le sabotier les conduisit vers la carriole.

      Après une nouvelle accolade, après les dernières et paternelles recommandations du brave homme, les enfants se casèrent dans le fond de la carriole, le charretier fit claquer son fouet et le cheval se mit au petit trot.

      Le père Étienne, resté seul sur la grande route, suivait des yeux la voiture qui s'éloignait. Il se sentait à la fois tout triste et pourtant fier de voir les enfants partir.

      —Brave et chère jeunesse, murmurait-il, va, cours porter à la patrie des cœurs de plus pour la chérir!

      Et lorsque la voiture eut disparu, il revint chez lui lentement, songeur, pensant au père des deux orphelins, à son vieil ami d'enfance qui dormait son dernier sommeil sous la terre de Lorraine, tandis que ses deux fils s'en allaient seuls désormais au grand hasard de la vie. Alors une larme glissa des yeux du vieillard:—Juste Dieu, murmura-t-il, bénis et protège cette jeunesse innocente et sans appui!

       Table des matières

      Il n'est guère d'obstacle qu'on ne puisse surmonter avec de la persévérance.

      Une déception attendait nos jeunes amis à leur arrivée dans la maison isolée du garde Fritz, située aux environs de la forêt. Fritz, grand vieillard à barbe grise, d'une figure énergique, était étendu sur son lit qu'il n'avait pas quitté depuis plusieurs jours. Le vieux chasseur était tombé en descendant la montagne et s'était fait une fracture à la jambe.

      —Voyez, mes enfants, dit-il après avoir lu la lettre; je ne puis bouger de mon lit. Comment pourrais-je vous conduire? Et je n'ai auprès de moi que ma vieille servante, qui ne marche pas beaucoup mieux que moi.

      André fut consterné, mais il n'en voulut rien faire voir pour ne point inquiéter le petit Julien.

       Toute la nuit il dormit peu. Le matin de bonne heure, avant même que Julien s'éveillât, il s'était levé pour réfléchir. Il se dirigea sans bruit vers le jardin du garde, voulant examiner le pays, qu'il n'avait vu que le soir à la brune.

016

      Carte de la Lorraine et de l'Alsace, et chaine des Vosges.—La Lorraine, séparée de l'Alsace par la chaîne des Vosges, est une contrée montueuse, riche en forêts, en lacs, en étangs et en mines de métaux et de sel. Elle a de beaux pâturages. Outre le blé et la vigne, on y cultive le lin, le chanvre, le houblon qui sert à faire la bière; l'agriculture y est, comme l'industrie, très perfectionnée. Une partie de la Lorraine et l'Alsace entière, sauf Belfort, ont été enlevées à la France par l'Allemagne en 1870.

      Assis sur un banc au bord de la Sarre, qui coule le long du jardin entre deux haies de bouleaux et de saules, André se tourna vers le sud, et il regarda l'horizon borné par les prolongements de la chaîne des Vosges.

      —C'est là, se dit-il, que se trouve la France, là que je dois la nuit prochaine emmener mon petit Julien, là qu'il faut que je découvre, sans aucun secours, un sentier assez peu fréquenté pour n'y rencontrer personne et passer librement la frontière. Mon Dieu, comment ferai-je?

      Et il continuait de regarder avec tristesse les montagnes qui le séparaient de la France, et qui se dressaient devant lui comme une muraille infranchissable.

      Des pensées de découragement lui venaient; mais André était persévérant: au lieu de se laisser accabler par les difficultés qui se présentaient, il ne songea qu'à les combattre.

      Tout à coup il se souvint d'avoir vu dans la chambre du garde forestier une grande carte du département, pendue à la muraille: c'était une de ces belles cartes dessinées par l'état-major de l'armée française, et où se trouvent indiqués jusqu'aux plus petits chemins.

      —Je vais toujours l'étudier, se dit André. A quoi me servirait d'avoir été jusqu'à treize ans le meilleur élève de l'école de Phalsbourg, si je ne parvenais à me reconnaître à l'aide d'une carte? Allons! du courage! n'ai-je pas promis à mon père d'en avoir? Je dois passer la frontière et je la passerai.

       Table des matières

      Quand on apprend quelque chose, on ne sait jamais tout le profit qu'on en pourra retirer un jour.

      Le garde Fritz approuva la résolution et la fermeté d'André.—A la bonne heure! dit-il. Quand on veut être un homme, il faut apprendre à se tirer d'affaire soi-même. Voyons, mon jeune ami, décrochez-moi la carte: si je ne puis marcher, du moins je puis parler. Vous avez si bonne volonté et je connais si bien le pays, que je pourrai vous expliquer votre chemin.

      Alors tous deux, penchés sur la carte, étudièrent le pays.

      Julien, de son côté, s'était assis sagement auprès d'eux, s'efforçant de retenir ce qu'il pourrait. Le garde parlait, montrant du doigt les routes, les sentiers, les raccourcis, faisant la description minutieuse de tous les détails du chemin. André écoutait; puis il essaya de répéter les explications; enfin il dessina lui-même tant bien que mal sa route sur un papier, avec les différents accidents de terrain qui lui serviraient comme de jalons pour s'y reconnaître.