qu'il n'était pas empoisonné.
M. de Bernis faisait ses malles de premier ministre partant, supplanté qu'il était par son protégé, M. de Choiseul-Stainville, partisan de la guerre à outrance, destiné à conclure une désastreuse paix. M. de Bernis savait chanter le champagne et l'amour; ses œuvres éclaboussent souvent sa robe. Quoiqu'il prît sa retraite le sourire aux lèvres, vous ne pouvez pas le supposer content.
Les parlements, corps respectables, grondaient, remontraient, résistaient, travaillant de tout leur cœur à la révolution qui allait leur couper la tête; les philosophes donnaient des coups d'épingle à l'immensité de Dieu; les poètes faisaient de lamentables tragédies ou de petits vers honteux; Voltaire, qui, par le miracle de la bêtise humaine, est resté l'idole des «patriotes», déchirait sa patrie dans les billets doux qu'il écrivait au Prussien et crachait sur la religion avant de lui demander grâce par devant notaire; le clergé lui-même se compromettait çà et là par son relâchement ou par sa rigueur; la compagnie de Jésus, sapée par Judas franc-maçon ou janséniste, tremblait sur la base énorme de sa puissance; le commerce était ruiné par la piraterie anglaise; la cour s'ennuyait, rassasiée de plaisirs; les campagnes avaient faim, et la ville... Mon Dieu, la ville trouvait moyen de s'amuser.
Ah! certes oui, la ville s'amusait, la ville venait d'apprendre la désastreuse défaite de Rosbach, et la ville fredonnait, avec tout l'esprit de l'univers qu'elle avait déjà et qu'elle pense avoir gardé, des couplets détestables où le brave Soubise était bafoué de main de maître:
Soubise dit, la lanterne à la main:
«J'ai beau chercher, où donc est mon armée?
Elle était là, pourtant, hier matin,
S'est-elle donc en allée en fumée?
Je l'ai perdue et suis un étourdi;
Mais attendons au grand jour, à midi...
Que vois-je? ô ciel! ah! mon âme est ravie,
Prodige heureux! la voilà! la voilà!...
Mais, ventrebleu! qui donc avons-nous là?
Je me trompais, c'est l'armée ennemie!»
Il y avait du vrai là-dedans: Soubise s'était laissé surprendre. Le grand Frédéric, méritant, cette fois, les caresses de Voltaire, venait de donner la mesure éclatante de son génie. Acculé comme un sanglier aux abois, cerné par une meute de cent dix mille soldats, il s'était rué avec ses hommes de fer, au nombre de trente mille seulement, mais bardés de pied en cap dans cette armure enchantée qu'on nomme la discipline, sur le quartier français-bavarois où la discipline manquait.
Là ils étaient plus de soixante mille, mais de races différentes, méprisant la science d'obéir et se fiant à leur multitude.
Le sanglier passa, laissant sur sa route rouge dix mille décousus. En une seule journée, le vaincu, le perdu, l'écrasé qui larmoyait dans sa correspondance avec Voltaire sur son prochain suicide, se redressa au faîte de la puissance, et l'Europe, retournée de pile à face, se prosterna devant lui.
Et Paris se tordit de rire en s'égosillant de chanter, pendant que la France maigrissait, maigrissait, affamée et humiliée.
C'est bien bon de chanter et de rire! L'Angleterre, qui chante peu, et qui ne rit jamais, prenait à nos dépens un superbe embonpoint. C'était pour elle que Frédéric avait du génie. Elle fourrait dans ses poches profondes nos flottes de guerre et de commerce, nos comptoirs et nos colonies, que nous abandonnions à leur sort avec gaieté. Nous perdions l'Inde, faute d'y envoyer des secours; nous faisions mieux, nous martyrisions ceux qui avaient voulu conquérir ces merveilleux climats au profit de la France. La Bourdonnaye et Dupleix mouraient chez nous de honte et de misère, en attendant que la dure vaillance de Lally-Tollendal fût récompensée par la main du bourreau.
Et Montcalm, l'héroïque, implorait vainement les quelques hommes et les quelques écus qui nous auraient assuré le Canada, cette France nouvelle, peuplée de Français-et-demi, où le «vertueux» Washington préludait à sa carrière, incontestablement belle, par l'assassinat d'un gentilhomme français qui était dit-on, un peu parent de M. le marquis de la Fayette[1].
Tout cela n'empêche pas M. le duc de Choiseul de passer, dans une certaine école, pour un habile ministre; il y eut même des gens qui le comparèrent au cardinal de Richelieu; sans doute parce qu'il eut l'honneur de miner pierre à pierre le monument politique érigé par le grand homme d'État et de chasser les jésuites, qui nous avaient conquis une bonne part de ce qu'il nous perdait.
Et au fait, M. de Choiseul avait des qualités: il sut garder, étant au pouvoir, la pension que lui payait l'Autriche; il sut épouser une femme dix fois millionnaire, qui se trouva être une sainte femme par-dessus le marché; il sut flatter Mme de Pompadour, qui pouvait le servir, et persécuter les jésuites, qui devaient la combattre, caresser les philosophes qui montaient, tourner le dos au clergé qui baissait; il sut enfin s'en aller presque noblement (quand tout fut ruiné de fond en comble), en refusant de saluer la nouvelle favorite, lui qui avait vécu de l'ancienne.
Pauvre temps, petits hommes, chansons, épigrammes, encyclopédies, madrigaux, athéisme, égoïsme, mauvais calme, sommeil d'ivrogne.
Sur l'Océan aussi, dit-on, les hautes vagues s'aplatissent avant la tempête. Que venaient faire les âmes chevaleresques en ces jours engourdis? On ne s'étonne pas que Duclos ait appelé le marquis de Montcalm «un anachronisme,» et que l'abbé de Bernis, devenu cardinal, ait dit de Dupleix: «Il gênait tout le monde.» Il y a des époques si viles que l'héroïsme y fait tache.
Un certain soir du mois de décembre, en l'année 1759, l'inspecteur de police Marais fit descente à l'auberge des Trois-Marchands, située rue Tiquetonne, au quartier de Montorgueil, et tenue par Madeleine Homayras, veuve d'un sergent juré de la ville.
Il se peut que vous n'ayez jamais ouï parler de ce Marais; mais c'était un homme d'importance, et M. de Sartines, le nouveau lieutenant général, l'employait de préférence à tous autres dans les circonstances les plus délicates, soit qu'il fût question de dénicher les pamphlétaires assez osés pour se moquer de la «princesse de Neuchâtel» (Mme de Pompadour avait souhaité passionnément ce titre), soit qu'il fallût faire la chasse aux menus scandales pour égayer l'ennui incurable du roi.
De nos jours, l'office de ce Marais est tenu par des fonctionnaires privés qu'on nomme des reporters. Leur emploi consiste à désennuyer non plus un vieux roi, mais un vieux peuple.
Cinq heures avaient sonné depuis un peu de temps déjà à la chapelle du Saint-Sauveur, ouverte rue du Petit-Lion, et il faisait nuit noire. C'était l'année suivante seulement que M. de Sartines devait installer définitivement les lanternes municipales qui portèrent un instant son nom avant de s'appeler réverbères. La rue Tiquetonne, étroite et encaissée, avait encore quelques passants; mais ils devenaient de plus en plus rares à mesure que, l'une après l'autre, les boutiques pauvrement éclairées allaient se fermant.
Sans comparaison, le lumignon le plus beau qui fût dans toute la rue était l'enseigne même des Trois-Marchands, lanterne carrée, de couleur jaune, où se détachaient en noir trois silhouettes fort bien découpées, représentant les trois Mages, rangés en ligne et se tenant par la main. La veuve Homayras, qui penchait vers la philosophie, parce qu'elle ne savait pas ce que c'était, n'avait point voulu de ces superstitions. D'ailleurs à quoi bon flatter les Mages? On n'en voit jamais à l'auberge, tandis que le commerce est la meilleure de toutes les clientèles. Donc, sans rien changer au tableau, la veuve en avait corrigé la légende, et les Trois-Mages étaient devenus les Trois-Marchands.
—-Comment vous en va, ma belle Madeleine? dit l'inspecteur en entrant dans le réduit propret et même cossu où la veuve Homayras tenait ses comptes. Je passais devant votre porte par hasard, et j'ai pensé: Si j'entrais souhaiter un petit bonsoir à ma commère?
—-Bonne idée, M. Marais, repartit Madeleine, forte gaillarde de