Hector Malot

Anie


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si empressés aujourd'hui ? son mariage, déjà si difficile, n'en serait rendu que plus difficile encore : on ne se remet pas d'une si lourde déception.

       Table des matières

      Jusqu'à minuit Barincq resta au piano, et sans relâche joua avec l'énergie et l'entrain d'un musicien de profession qui cherche à faire ajouter une gratification à son cachet : à l'entendre, on pouvait croire qu'il n'avait pas d'autre souci que le plaisir de ses invités et cela même était relevé avec des commentaires où la sympathie manquait.

      — Il fait très bien danser, M. Barincq.

      — Avec un brio étonnant…

      — Surtout pour la circonstance.

      — Madame Barincq m'a dit qu'il aimait tendrement son frère.

      — La pensée de l'héritage fait oublier celle du frère.

      Cependant, dans les courts instants de repos qui coupaient les danses, son visage s'allongeait, ses lèvres s'abaissaient, et quand Anie le regardait elle lisait dans ses yeux la sombre préoccupation qui, plus d'une fois, lui eût fait oublier son rôle si elle ne le lui avait rappelé en posant simplement sa main sur le piano ; alors il frappait bruyamment quelques mesures comme s'il se réveillait et se remettait à jouer jusqu'à ce qu'un nouveau repos laissât retomber le poids de cette préoccupation sur son cœur.

      Et sa pensée était toujours la même : ne trouverait-il pas un moyen pour partir par le train du matin, et parmi ces gens qu'il amusait n'en découvrirait-il pas un à qui il pourrait emprunter le prix de son voyage en Béarn ?

      Vers minuit, le petit prodige qui ne dansait pas, mais prenait plaisir à voir danser, s'endormit, et sa mère, l'ayant étendue sur une chaise longue dans l'atelier d'Anie, voulut relayer Barincq au piano ; il eut alors la liberté d'approcher ceux dont il n'avait pu jusqu'à ce moment tâter que de loin la bourse en même temps que la bonne volonté.

      Malheureusement, il avait toujours été d'une timidité paralysante pour demander quoi que ce fût, et les conditions dans lesquelles il devait risquer sa tentative la rendaient presque impossible pour lui : parmi ces gens il n'avait pas un ami, et il s'en trouvait même dont il ignorait le nom ; comment s'adresser à eux, leur expliquer ce qu'il désirait, les toucher ?

      A la fin, il se décida pour la femme d'un inventeur de papiers pharmaceutiques avec laquelle il se croyait en assez bons termes, pour avoir maintes fois rendu des services au mari à l'Office cosmopolitain : riche maintenant, elle avait connu la misère assez durement pour que sa fille en fût réduite pendant dix ans à chanter dans les plus humbles cafés-concerts, et cela, s'imaginait-il, devait la rendre douce aux misères des autres ; d'ailleurs, qu'étaient cent francs pour elle !

      Décidé à risquer son aventure avec elle, il la conduisait dans le hall, et là, pendant qu'elle dégustait, à petites gorgées, une tasse de chocolat, que Barnabé lui avait servie, avec une hésitation qui étranglait ses paroles, il exposa sa demande.

      Mais précisément parce qu'elle connaissait la misère, elle avait acquis un flair d'une rare subtilité pour deviner au premier mot ce qui devait tourner à l'emprunt : comment ! ce prétendu héritier en était réduit à risquer une demande embarrassée quand il pouvait parler haut ? Certainement, il y avait là-dessous quelque chose de louche. A côté de l'héritier légitime il y a bien souvent le légataire choisi. Il convenait donc d'être sur ses gardes.

      Il avait à peine parlé de son frère qu'elle l'arrêta.

      — Vraiment, c'était héroïque d'avoir la force de faire danser ses amis en un pareil moment. Quel courage ! quelle volonté ! Elle l'avait examiné au piano, et, en voyant ses efforts pour se contenir, elle avait eu les larmes aux yeux. Ce n'était certainement pas elle qui, comme certaines personnes, s'étonnerait qu'on pût s'amuser en des circonstances si cruelles.

      Ainsi encouragé, il avait sans trop de circonlocutions abordé la question d'argent ; alors elle avait montré un vrai chagrin : — Quelle malechance de n'avoir que quelque menue monnaie dans sa bourse ! Heureusement cela pouvait se réparer ; s'il voulait bien venir chez elle vers midi, elle se serait alors entendue avec son mari, et ils se feraient un plaisir de mettre à sa disposition toutes les sommes dont il pouvait avoir besoin ; si elle fixait midi, c'est que son mari, souffrant, ne se levait qu'après onze heures et demie.

      Comme il avait eu soin de dire qu'il partait à neuf heures du matin, la défaite était assez claire pour qu'il ne pût pas insister ; il avait remercié, et, le chocolat avalé, il l'avait ramenée dans le salon, se demandant à qui, maintenant, s'adresser.

      Il tournait et retournait cette question les yeux perdus dans le vague ; quand Barnabé, qui circulait de groupe en groupe son plateau à la main, lui fit un signe pour le prier de venir dans la cuisine ; il le suivit.

      L'embarras de Barnabé était si manifeste, qu'il craignit quelque accident.

      — Qu'est-ce qui vous manque ? Avez-vous cassé quelque chose ?

      — La grande carafe, mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit.

      — Alors ?

      — Voilà la chose : par ce que j'ai entendu, sans écouter, il paraîtrait que vous êtes dans les arias pour votre voyage. Si ce n'est que ça, je peux mettre demain matin deux cents francs à votre disposition, et avec plaisir, monsieur Barincq, croyez-le ; quand tout le monde sera parti, j'irai les chercher et vous les apporterai.

      Les larmes lui montèrent aux yeux ; avant qu'il eût dominé son émotion,

       Barnabé s'était sauvé son plateau à la main.

      Quand il reprit sa place au piano, ceux des invités qui s'étaient étonnés qu'il pût si bien les faire danser se dirent que, décidément, la joie d'hériter était scandaleuse : on pleure son frère, que diable ! ou tout au moins les convenances exigent qu'on ne se réjouisse pas publiquement de sa mort.

      Maintenant il n'avait plus qu'un souci : faire sa valise à temps pour ne pas manquer le train de neuf heures, car il ne pouvait pas compter sur sa femme qui, morte de fatigue quand les derniers danseurs partiraient au soleil levant, n'aurait plus de forces que pour se mettre au lit.

      Vers trois heures du matin on voulut bien encore le remplacer, et il monta à son cabinet où, après avoir retiré habit et gilet, il atteignit une vieille valise en cuir, qui ne lui avait pas servi depuis quinze ans. En quel état allait-il la trouver ? Elle était bien poussiéreuse, durcie, une courroie manquait, la clef était perdue ; mais enfin elle pouvait encore aller tant bien que mal.

      Comme il ne devait rester à Ourteau que le temps strictement nécessaire à l'enterrement de son frère, il ne lui fallait que peu de linge ; une chemise, des mouchoirs, une cravate blanche ; mais il lui fut difficile de trouver une chemise à peu près mettable, et encore dut-il recoudre tous les boutons de celle sur laquelle son choix s'arrêta. Heureusement son habit, son gilet et son pantalon avaient été réparés en vue de la soirée, ils seraient décents pour conduire le deuil : il n'entrerait point en misérable dans la vieille église où, en son enfance, il occupait près de son père et de son frère la place d'honneur, et n'aurait point à rougir de sa pauvreté sous les regards curieux de ses amis de jeunesse.

      C'est dans le monde où les bals se suivent et s'enchaînent qu'on arrive tard et qu'on part tôt ; dans celui où les occasions de s'amuser ne reviennent pas tous les soirs, on profite gloutonnement de celles qui se présentent, on arrive de bonne heure et l'on ne s'en va plus. Il en fut ainsi pour les invités de madame Barincq ; quand le soleil se leva ils dansaient encore ; il fallut pour les chasser le froid et la dure lumière du matin qui ne respecte rien ; d'ailleurs, la faim se faisait sentir plus encore que la fatigue, et depuis deux heures Barnabé, qui avait vidé les bouteilles et les soupières, gratté l'os du jambon, raclé l'assiette au beurre, n'offrait plus